ILS SE RÉPÈTENT


Je sais, je me répète, les répétitions j'en parle et j'en reparle... Jamais je ne m'en lasse, qu'on me pardonne, c'est par mauvais esprit, c'est puéril : certains puristes pourchassent les répétitions de façon si bêtement machinale, que l'usage expressif qu'en font nos auteurs me fait jubiler à tous les coups.

(Je viens de forcer un peu sur les relatifs, exprès — les relatifs répétés, ce sera pour le mois prochain.)


La répétition excelle, par nature, à suggérer une lourdeur ennuyeuse.

Anne-Lise Grobéty :

«...avec ses dossiers installés devant elle dans l'ordre de l'ordre du jour...» «...tandis que, point par point, se coud l'ordre du jour dans le respect du respect des formes».

«Ordre», «point», «respect» surtout... Reprises bien voyantes, redondantes. Séance de comité, langage formaliste, sans aucun souci d'élégance. Rien de neuf, jamais. Le vide et l'ennui.


Patrick Modiano, lui, évoque «une eau minérale «aussi lourde et aussi indigeste que du mercure».

Le bien-écrire lui imposait de supprimer le second «aussi». S'il l'a gardé — comme il a bien fait ! — c'est qu'il fallait à cet endroit une répétition elle-même lourde et indigeste.


Répétition, par définition, égale pauvreté, absence de couleur, surtout si le mot répété manque de brillant. Simenon :

«Il lui sembla qu'elle n'était pas gaie, que sa mine était terne.»

«Était», «était», quoi de plus terne en effet ?


Chez Simenon toujours, un autre aspect : le blocage, l'obsession :

«Il avait dû fermer la porte du cagibi. Il fermait toujours ses portes derrière lui avec l'air de se blottir dans les pièces comme d'autres se blottissent sous les couvertures.»

«Fermer», «porte», «blottir», la phrase en se répétant imite le personnage. Comportement obsessionnel, gestes compulsivement réitérés, piétinement accablant.


Du piétinement au trépignement, le ton monte :

«Et tout ça, c'est de la faute de ma mère... Et de la tienne aussi d'ailleurs.» Les Scènes de la vie conjugale de Bergman sont adaptées ici par Jacques Fieschi. Le premier «de» était si facile à couper ! Inutile, cette répétition ? Au contraire : ce martèlement souligne discrètement la colère du personnage.


Autre répétition violente, chez Jean-Philippe Toussaint :

«[Zahir], cette nuit, indifférent à sa nature, traître à son espèce, se mit à vomir dans le ciel dans les soutes du Boeing 747 cargo qui volait dans la nuit.»

Dans ces trois «dans» alignés sans même une virgule pour respirer, on peut voir l'image du blocage, du temps suspendu qui ne passe pas ; à moins que ne soit figuré ici le vomissement lui-même, avec trois contractions...


Jamais heureuse, la répétition ?

Si, tout de même.

«La mère Conchon qui faisait des ménages n'en peut croire ses yeux. Se voyant si choyée, elle ne sait plus si c'est un enterrement qu'elle suit ou sa propre apothéose qu'elle dirige, plus sensible à la fin aux soins qu'on lui prodigue qu'à son chagrin et voilà qu'elle pleure de joie plus qu'elle ne pleure le père Conchon et elle se fait presque porter et elle traîne l'enterrement en longueur pour faire durer le plaisir.»

Les trois «et» de la fin, alors qu'à chaque fois la phrase de Jouhandeau semble s'achever, la font rebondir et se prolonger comme si cette joie n'avait pas de fin.


«C'était une mervêêêille de matinée de mois de février, emmitouflée de froid et de soleil.»

Ce quadruple «de», qu'Eglal Errera aurait pu facilement éviter, c'est la marque d'impressions heureuses multiples, de couches de bonheur superposées, de tout un débordement de bonheur.


François Thibaux :

«La jeune femme était brune, avec un teint très clair. Ses yeux étaient noirs, sous des paupières impossibles à décrire. Son parfum n'avait rien d'agressif. Il ne faisait pas de bruit, ne donnait pas la migraine. C'était un parfum délicat, si frais que j'en aurais pleuré.»

Trois «était». On peut y voir un bégaiement d'émotion, l'effet d'une sidération devant la beauté. Mais aussi une marque de simplicité, de naturel. Une beauté sophistiquée aurait exigé un vocabulaire plus recherché, plus voyant. Enfin, peut-être, de façon subliminale, la répétition du verbe «être», dans un contexte favorable, ajoute-t-elle à la chose décrite un supplément d'être ?


Pour finir, cette phrase d'un jeune auteur :

«Dans ces moments de grâce, (...) nous permettons au rêve intense de la beauté de surgir et de nous emporter.»

Là, c'est raté ! Qu'on enlève le troisième «de» et l'on verra ce qui manque à la fin de la phrase pour s'alléger, pour décoller soudain.

(Et moi de même, c'est clair, j'aurais dû biffer mon second «pour»...)



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