LA VIE SANS VERBES (2)


Des phrases privées de verbe ? Quand on part à la recherche d'écarts, d'irrégularités, de prétendues fautes qui s'avèrent plus justes que le bon français, on tombe sur Saint-Simon.

«Quand nous le voyions, rien de malpropre, rien de lugubre, rien de souffrant ; politesse, tranquillité, conversation peu animée...»

Un verbe dans la subordonnée au début, on attend le principal, et puis rien. Absence de verbe pour dire l'absence d'action, de mouvement, dans une fin de phrase on ne peut moins animée.



Un Juif pour l'exemple, de Jacques Chessex.

Dans la description d'un personnage : «Oreille gauche souvent équipée d'un sonotone.»

Deux pages plus loin, deux exemples successifs :

«Arrivée gare de Payerne à 6h18. Marronniers en fleurs, collines soyeuses, temps d'autant plus beau qu'il est menacé dedans et dehors.»

Dans les deux premiers cas, froide neutralité du rapport de police. Dans le troisième, immobilité, suspens, calme avant la tempête.



Patrice Pluyette, La traversée du Mozambique par temps calme.

«...elle a été infirmière au cours de la guerre du Vietnam où elle assista un éminent chirurgien, resta spécialiste des amputations de jambes pendant encore vingt ans, à domicile, et rentra dans la restauration, puis dans les ordres, fit une allergie aux cierges, retourna à la restauration, pourquoi pas être à son compte, et puis non, fonder un foyer, avoir des enfants, mais complications affectives, amours de passage, connards de mecs, plus de boulot, assedic, annonces de ménage et repassage en boulangerie, baby-sitting, maigre retraite en perspective.»

La narration étant au présent, le retour en arrière commence au passé composé, puis vire au passé simple pour plus de souplesse (admirer la transition, le premier passé simple glissé dans une subordonnée), puis l'infinitif, puis plus de verbes du tout : tout se défait, vau-l'eau de boudin. Belle idée, ce passage par l'infinitif, degré intermédiaire en verbe actif et néant.


Restons au Mozambique :

Un corps a besoin d'une machine à marcher, laquelle ce matin-là «n'envoyait aucun jus, pas de tonus, encore endormi, huile froide, probabilité forte d'aller s'écraser dans le fossé.»

Sans le verbe, la phrase est comme une machine arrêtée, bloquée. Fragments hétéroclites, non liés, grumeaux de phrase nageant dans l'huile froide.



Olivier Rolin, Bakou, derniers jours.

Huit phrases nominales en tout dans le livre, style récit de voyage, comme sorties du carnet de notes. En voici quatre.


Un dîner au restaurant. «Brochettes légèrement faisandées, trop cuites, vin papier de verre.»

Désolation. Les bras nous en tombent. Même plus la force de faire une phrase.


«Bousculade de corbillards turbo-compressés pilotés par des croque-morts moustachus à lunettes Ray-Ban».

Scène figée en image. On dirait un titre de tableau.


«Steppe fauve hérissée de tout un fouillis de métal, pylônes électriques, cuves à pétrole, tuyaux noirâtres, suintants, courant en tous sens, poteaux inclinés, vannes rouillées, épaves de camions, de tracteurs à chenilles. Des taillis de grêles derricks haubanés, des champs de pompes dont la tête d'insecte géant oscille en grinçant.»

Séquence de deux phrases, fouillis hérissé de deux participes et d'une relative, mouvements limités, grinçants sur fond d'immobilité.


«C'est sans doute ici, au milieu des voitures qui dévalent Istiqlaliyat, qu'advint cette légitime fourberie, au cours d'une entrevue. Pavillons de tapis pourpre et noir, chevaux, sabres, turbans et bicornes, murailles crénelées — et la mort.»

À l'effet tableau se superpose ici son contraire : alliance étrange d'absence de mouvement et de mouvement accéléré, comme une suite affolée d'images. L'absence des verbes sert d'accélérateur. «La mort» : on ne montre pas l'action, mais déjà son résultat, vlan.



François Bon, L'incendie du Hilton.

«Et ce troupeau que nous étions, peut-être chacun à croire, comme je l'étais moi-même, qu'on n'était que par exception parmi ces habitués des signatures et salons, entre piles de livres invendus et pots de fleurs.»

Et deux lignes plus bas :

«Le nom Hilton, pour moi, vaguement synonyme de luxe (la vie américaine), ou d'inaccessible (l'argent) et ainsi de suite : je n'aurais pas avoué à quelqu'un '' je suis allé dans telle ville, j'ai dormi au Hilton''.»

Et juste après :

«Trop la honte, diraient mes enfants.»

Point commun des trois phrases : un manque. Il y a des verbes dans chacune, mais pas de verbe principal — et même pas de principale du tout, dans la deuxième (sans doute) et la première (sûrement). Quelque chose qui ne va pas, un malaise, une absence de mouvement. Le troupeau mal à l'aise qui ne sait où se poser ni quoi faire, aussi désolamment incongru et désœuvré que les pots de fleurs ; le Hilton devant quoi on se sent aussi bloqué que la syntaxe de cette phrase ; le poids paralysant de la honte.

Tous ces verbes dans les subordonnées : faire un peu de mouvement, ou au contraire, souligner par contraste son absence ?



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