ON COMPTE CHEZ LE VICOMTE


Lorsque Mme Kaloudjian, notre professeur de français en troisième, nous fit découvrir Chateaubriand, elle eut une petite remarque dont je fus marqué pour la vie. Le grand homme, affirma-t-elle, était si admiré pour la musicalité de son style, que certains spécialistes analysaient les rythmes de ses phrases en comptant les syllabes une par une !

Je ne sais ce qu'en pensa le jeune Philippe Hersant, alors assis à deux tables de moi. Je ne sais même pas si aujourd'hui, lui qui a voué sa vie à la Musique, la grande, il prête aussi un peu l'oreille à la petite musique des mots. Et moi, cette fascination rythmique, en ce temps-là, l'ai-je trouvée admirable ou farfelue ? Les deux sans doute : c'était là une folie douce, mais elle me faisait rêver, les pages des écrivains sont devenues alors, en partie grâce à elle, des êtres vivants infiniment complexes, en même temps que des objets sacrés.

Devenu l'un de ces compteurs maniaques de syllabes, je n'ai jamais cherché, je m'en étonne, la trace de mes savants précurseurs. Lisant Chateaubriand à divers moments de ma vie, je ne l'ai pas soumis au supplice du boulier. Or voilà que m'y replongeant cette année, soudain c'est plus fort que moi, je compte, je compte — ce qui pourrait indiquer que mon oreille s'est aiguisée encore, ou que mes obsessions séniles ont pris le dessus.

Alors vive la vieillesse ! Stimulée par cette recherche, ma lecture devient plus précise, plus intense. C'est une lutte à distance, doublement : avec mes prédécesseurs inconnus, dont je prétends redécouvrir les trouvailles ; avec l'auteur, dont je m'efforce de percer les secrets.

Non, je ne compte pas tout le temps ! J'y passerais un temps fou. J'applique là comme toujours ma méthode empirique, bricolatoire, avançant au feeling, à tâtons, sortant le compteur mental quand une phrase me fait signe, que sa cadence me frappe.

Pour une fois, cependant, tâchons d'être un peu plus systématique.

Prenons une œuvre de jeunesse, de celles où un auteur fait entendre le plus clairement sa voix, qu'il vient de trouver, dont il se gargarise, enivré de lui-même ; pourquoi pas Atala, que la bonne Mme Kaloudjian nous fit connaître ? Choisissons d'abord un passage d'apparat, proche du début, où l'auteur cherche à frapper d'entrée, à nous en mettre plein la vue : le prologue, par exemple. Et concentrons-nous sur les parties les plus voyantes, les plus travaillées sûrement : les fins des paragraphes. (C'est bien clausules que ça s'appelle ?)


...et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve. (5, 8, 7, 8)

À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance de ses rives. (3+6, 3+6, 5+5, 4+3, 4+3, 4+3+3).

...surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n'a d'autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure. (3+6, 7, 6+4, 3+3+4, 4+3)

...des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s'y balançant comme des lianes. (7+7, 6+5+4, 5+3)

...alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essaierais en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature. (7+5, 3+3+3, 4+6, 8, 5+4)

...en un mot, le Sauvage avait contemplé la société à son plus haut point de splendeur. (3, 3+5+4, 5+3).

Une jeune fille l'accompagnait sur les coteaux du Meschacebé, comme Antigone guidait les pas d'Œdipe sur le Cythéron, ou comme Malvina conduisait Ossian sur les rochers de Morven. (4+4+4+5, 4+6+5, 6+5, 4+3)

(Comptage pas totalement fiable, j'en conviens : on peut parfois couper autrement, et prononcer ou non certains e muets.)


Deviendrais-je parano ? L'impression m'effleure parfois que le Vicomte me tient à l'œil, qu'il prend un malin plaisir à déjouer mes recherches, qu'il les juge naïves et réductrices. Je ne vois rien d'abord, sinon la variété de ses cadences. À peine peut-on remarquer le retour de certaines cellules rythmiques fétiches (deux finales en 4+3, deux en 5+3), ainsi que le bon vieux procédé de la répétition pour suggérer la majesté :

À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse : deux croissants, deux segments successifs identiques. Et ça continue : vous le prendriez pour le dieu du fleuve, 5+5 ; qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance, triple 4+3 ; plus un 3+3 final, abondance de ses rives.

Phrase révélatrice tout de même, en ce que chacun de ses éléments est une combinaison de pair et d'impair, permettant d'obtenir à la fois équilibre et mouvement, dignité et vivacité. L'impression d'ample balancement qui enveloppe le lecteur vient en grande partie de là, sans doute.

Belle découverte : notre homme n'est sûrement pas le seul à pratiquer cette alternance élémentaire, fondamentale à toute écriture. Disons qu'il va sans doute plus loin que d'autres. Poursuivons, en glanant au fil des pages.

Je ne sais même pas ce qui me fait dresser l'oreille ici ou là : les moments d'originalité, de réussite éclatante, ou les phrases-clichés où le grand homme se berce et nous berce en faisant du Chateaubriand ?

M'interpellent d'abord, de façon un peu facile, des phrases où il semble forcer un peu le ton :

Comme on voit les flots de la mer se briser pendant un orage, comme en automne les feuilles séchées sont enlevées par un tourbillon... Quatre octosyllabes de suite, dont trois sur le même modèle : 3+5, 3+5, 4+4, 3+5. Métaphore à l'ancienne, directement importée du latin, morceau de rhétorique exécuté de façon un peu raide, ce n'est pas là le meilleur du livre.

Moins carré, plus subtil, le 3+3+3 que l'auteur semble affectionner — encore un rythme où pair et impair s'accordent harmonieusement. J'aime au milieu des marais corrompus, ou l'évocation de la chevelure d'Atala : Souvent la longue chevelure d'Atala (2+5+3), jouet des brises matinales (3+3), étendait son voile d'or sur mes yeux (3+3+3).

Le plus souvent, à vrai dire, Chateaubriand s'arrange pour terminer en cassant le rythme. Tantôt il élargit :

Quand nous rencontrions un fleuve (8), nous le passions sur un radeau ou à la nage (4+4+4). Atala appuyait une de ses mains sur son épaule (6+8) ; et, comme deux cygnes voyageurs (8), nous traversions ces ondes solitaires (4+5). Celui qui prononcera l'e muet de «ondes» fera finir la phrase en 4+6, la rendant paire de bout en bout, et du coup pépère un peu lourde. Chacun ses goûts.

Tantôt, plus souvent semble-t-il, la finale est raccourcie :

Ô René (3), si tu crains les troubles du cœur (8), défie-toi de la solitude (8) : les grandes passions sont solitaires (8), et les transporter au désert (8), c'est les rendre à leur empire (7).

(Flaubert, notamment, se souviendra de ce serrage de vis terminal, que la régularité qui le précède fait ressortir.)

Dans ce dernier exemple, on voit réapparaître un autre rythme familier : l'octosyllabe coupé 3+5 ou 5+3, volontiers mélangé à un 4+4 pour briser le ronron. À moins qu'il ne soit redoublé en miroir :

...l'abandon de sa tendresse et la chasteté de ses mœurs,

(3+5, 5+3, courbe en cloche, expansion du désir, puis resserrement de la pudeur )

ou bien

et les brises, loin de m'apporter la fraîcheur, s'embrasaient du feu de mon souffle

(5+3, 3+5, courbe en creux, évocation d'un repli, puis reprise et propagation du feu).

Souvent, le schéma se complique, la courbe s'enrichissant d'une partie centrale :

...et sa lumière gris de perle descendait (4+3+3) sur la cime indéterminée des forêts (3+5+3).

Et quelques lignes plus bas, encore, en fin de paragraphe :

...on eût dit que l'âme de la solitude (5+5) soupirait dans toute l'étendue du désert (3+5+3), où l'on retrouve la même proportion de pair et d'impair, de symétrie et d'écart léger.

Quelques pistes, une ébauche incertaine... Un peu plus avancé qu'au lycée, tout de même. Que diriez-vous de mon travail, chère Mme Kaloudjian, si vous étiez encore de ce monde ?



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