Je n'ai pas lu Midcentury, roman de John Dos Passos, pas le courage, c'est un pavé énorme, mais tout au long de mes années d'enseignement, dès que j'avais une bonne classe de terminale littéraire, je lui en proposais une page qui m'enchante, un portrait de James Dean dont voici un extrait :
...even after James Dean had been some years dead, when they filed out of the close darkness and the breathed out air of the second and third and fourth run motion picture theatres where they'd been seeing James Dean's old films, they still lined up :
the boys in the jackboots and the leather jackets, the boys in the skintight jeans, the boys in broad motorbike belts,
before the mirrors in the restroom
to look at themselves
and see
James Dean.
The resentful hair,
the deep eyes floating in lonesomeness,
the bitter beat look,
the scorn on the lip.
Version française :
«...même quelques années après la mort de James Dean,
quand ils s'engouffraient dans les ténèbres de la salle à l'atmosphère viciée pour la seconde, la troisième et la quatrième séance des vieux films de James Dean, ils s'alignaient encore :
les garçons en bottes courtes et en blouson de cuir, les garçons en jeans collants, les garçons sanglés dans leurs larges ceintures de motocyclistes,
devant les miroirs des lavabos,
pour se regarder
et voir
James Dean ;
les cheveux en bataille,
les yeux profonds flottant dans la solitude,
l'air amer de chien battu,
le mépris sur les lèvres.»
Traduction signée par deux grands noms de l'époque, Yves Malartic et Jean Rosenthal, parue en 1971, une dizaine d'années après l'original. Pas terrible à mon avis, et le passage du temps n'a rien arrangé. Mais nous ne sommes pas dans le Carnet du traducteur et je ne la cite que par gentillesse pour les non-anglicistes.
Je pourrais aussi bien ne pas : ce qui m'intéresse dans ce passage se voit à l'œil nu. Midcentury est un roman polyphonique où la fiction alterne avec des passages documentaires et des portraits de personnages réels, ceux-ci adoptant une écriture différente, où la prose, au lieu de s'organiser en paragraphes bien sagement, se met à sauter à la ligne comme en poésie — et c'est là notre sujet.
Quelle mouche le pique, notre romancier ?
Le procédé a un premier avantage : apporter un peu de variété au lecteur épuisé, clarifier en distinguant mieux les plans, en isolant, en soulignant, et du même coup produire de l'émotion : ce flirt entre prose et vers libre, c'est un peu comme l'alternance des récitatifs et des airs dans l'opéra traditionnel — à cela près qu'ici les airs se réduisent à des moments très brefs, et d'autant plus intenses. La force de celui-ci ne vient pas seulement de l'effet de surprise, de la transgression en elle-même, elle est produite par le changement de rythme : chaque saut à la ligne est un ralentissement. Une dilatation du temps. Les lignes raccourcissent peu à peu, comme dans un ralenti de cinéma, ou un travelling avant, jusqu'à l'instant central, l'instant miraculeux vu en gros plan, and see / James Dean, le visage du fan devenant celui de l'idole.
And see / James Dean... Admirons la façon dont ces deux lignes (ces deux vers ?) se reflètent comme les deux visages, même rythme, même finale en [i] (et le mot qui les précède, «themselves», lui aussi, peut se découper en deux parties égales, même durée, même voyelle). On a ici la même richesse sonore que dans un poème.
Est-ce là prose ou poésie ? Je m'en fiche royalement. Je me souviens de cette page foireuse où Sartre, dans son Qu'est-ce que la littérature, nous expose avec une docte lourdeur que jamais ces deux-là ne se mélangent. Cause toujours ! Laissons aux profs et aux philosophes les étiquettes et les classements. Pour ma part, dans mon travail de traducteur, je vois entre prose et poésie une différence non pas de nature, mais de degré. Les textes insituables qui font mentir Sartre me réjouissent infiniment. Est-ce un hasard si j'ai dû aller chercher celui-ci dans une langue étrangère, plus souple, moins codifiée que la nôtre ?
Les historiens de la littérature, plus savants que moi, trouveront sûrement dans notre langue elle-même des exemples de discours hybrides. Je crois en tous cas que si nos deux vénérables traducteurs hexagonaux n'avaient pas été culturellement prisonniers de la distinction des genres, s'ils avaient appris à sentir la poésie dans la prose, la dimension sonore de la prose, ils n'auraient pas traduit mot-à-mot platement : «pour se regarder / et voir / James Dean», mais se seraient donné la peine de chercher des équivalences musicales, quitte à s'écarter un peu — pour mieux coller au texte. Quelque chose comme : «dans les toilettes face au miroir / pour voir / James Dean».
Eh oui, on retombe encore dans le Carnet du traducteur... Mais n'est-ce pas naturel ? N'apprend-on pas à écrire en traduisant — et vice-versa ?