SONS ABSENTS


Remarquer les allitérations, c'est fastoche avec un peu d'habitude. Plus difficile et non moins intéressant, repérer l'absence de certains sons. Certains auteurs pratiquent habilement ce procédé très sûr : éviter momentanément une sonorité pour que son arrivée n'en soit que plus frappante. Se faire attendre, c'est le B, A, BA du métier de star.


«...le plaisir jamais épuisé de faire exulter à sa guise un corps étranger — enfin elle se tend en poussant ce long gémissement psalmodié qui, une fois de plus, l'émeut profondément. Miracle renouvelé.» Belinda Cannone

C'est [an] qu'il faut guetter. Jusqu'au tiret, montée vers le plaisir, accompagnée par des [é] et des [i], sons vifs, clairs, aigus. Un seul [an], non accentué, tout à la fin, telle une goutte préparatoire avant le jaillissement — et soudain voici l'orgasme que le tiret déclenche, ces trois [an] sous l'accent, insistants, vibrants, puis une deuxième vague moins forte, «profondément» à la fin de la phrase, avant le retour au calme avec les sonorités plus légères, moins corsées, de l'e muet et du [é].


«Devant la chaîne de montagnes d'une blancheur extraordinaire, fusait un feu d'artifice géant. La terre lançait au ciel comètes, bouquets de sang, rosaces de feu, fouets, serpents d'éclairs, flambantes cornes d'abondance, paroxysme de lumière, dans une prodigalité d'apothéose.» Béatrix Beck.

Corne d'abondance, paroxysme sonore : suivons ici, jusqu'à la dernière ligne exclue, la prolifération des [è] et des [an], couleurs plutôt froides et sombres. Le [o] fermé, lui, n'apparaît pas (sauf dans rosace, non accentué), précieusement gardé en réserve jusqu'au bouquet final, pour éclairer, chauffer l'apothéose.


«Mes frères alcooliques, aimable tribu débonnaire des nuits de Paris, je ne pourrais plus vous suivre, de bar en bar, de voiture en voiture, ou alors à jeun.» Françoise Sagan

La déambulation des alcooliques est ponctuée par des [u] et des [i] (échos de «cuite» et «biture» ?), si bien que la nasale finale de «jeun» arrive comme un brutal changement de décor, une douche froide qui vous dégrise.


«...tout vous dégoûte, on ne veut plus se battre, on est prêt à se rendre pour une couchette au sec et un café.» Christian Gailly

Pourquoi si alléchante, la vision finale ? Parce que le [k] et le [é], gardés en réserve pour la fin, en deviennent plus éclatants que jamais.


cf. - «Que de coups, que de chocs, que de chutes !» Michaux

Après ce pilonnage de [k], son effacement soudain dans le dernier mot, «chutes», en fournit une excellente.



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