SONS QUI FONT MAL


Le mois dernier nous parlions de l'allitération opulente et jouissive. L'allitération peut aussi, dans certains cas, exprimer le contraire : la pauvreté, la répétition stérile, désagréable. Logique, dans un sens : quand on répète, on n'avance pas, on patine. Et l'ivresse, à la longue, peut devenir soûlante.


«Tu aurais mieux fait de faire du foot comme ton frère, tu aurais mieux fait de faire du foot.» Viel, Paris-Brest.

Le [f] répété renchérit sur les répétitions de mots pour faire sentir plus encore l'indigence du vocabulaire et de l'énoncé en général, signe d'une pensée limitée qui tourne en rond.


«...avec leurs piles de pulls pliés au millimètre...» Chloé Delaume.

L'empilement de sonorités, [pil], [pul], [pli], accompagne l'empilement des pulls, et l'inversion finale des consonnes [pl, lp] suggère le mouvement de la pliure. Il y en a trop, exprès. Ça vire à l'obsession.

Delaume toujours : «haine grasse, grumeleuse et épaisse». Les trois adjectifs s'appliquent tout aussi bien aux sonorités présentes, ces [gr] et ces [s] qui s'entremêlent pour former une pâte compacte, on en a plein la bouche, berk.


D'autres répétitions trahissent la colère par une sorte de trépignement verbal («Bon sang de bois !», «Nom de Dieu de nom de Dieu !»).


«Cette grande raideur des vertus des vieux âges

Heurte trop notre siècle et les communs usages.»

Molière, Le misanthrope

Opposition entre le passé intransigeant et le présent conciliant. Au début (v.1 et v.2 jusqu'à «siècle»), sonorités dures et raides : quatre [d] dans le seul premier vers, cinq [t] en tout (deux dans le premier, trois dans le second).

Dans les quatre derniers mots, répétitions aussi, mais de sonorités molles comme les usages en question ; non plus campées solidement à l'écart l'une de l'autre, mais affectueusement collées : [lélé], [minzuz].


Les caïmans de Patrice Pluyette sont «immobiles et muets comme des moines». m... m... m... Nul mouvement. Motus. ([m] ne se dit-il pas bouche fermée ?) L'allitération qui piétine sur place.


Dans Les Onze de Michon, les «principicules pointilleux» sont d'apparence plutôt péteuse, dressés sur les ergots de leurs [i] stridents, bouche en cul de poule disant «peuh», nasales faisant entendre leurs voix de canards.


Ridicules aussi, les soldats italiens de Béatrix Beck venus occuper le village dans Léon Morin, prêtre :

«Derrière leur sémillante fanfare, les soldats, qui semblaient des figurants de quelque cortège folklorique, défilaient d'un air folâtre.»

Trop de [f]. Fanfaronnade excessive et futile. Du vent, de la frime, pfff...

Les Allemands les remplacent, qui leur font sentir leur mépris. Mais les Ritals, à la page suivante, persistent, paraissant «se divertir fort des affronts qui leur étaient infligés».


Dans le même livre de Beck, la narratrice est amoureuse d'une collègue :

«Elle ressemblait aussi à une amazone, à Pallas, à un samouraï. À sa vue, je parcourais le temps et l'espace.»

Onze fois [a]. À la fin du paragraphe, on voit l'idole «savourant sa victoire».

Quand ça répète, c'est que ça chauffe. Et là, dans cette répétition fascinée, image de la passion, de l'idée fixe, on ne sait plus bien si on est dans l'agréable ou le désagréable, ou au-delà d'eux.



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