SONS À FOISON


L'allitération et l'assonance, qui multiplient les sons, quoi de plus approprié pour exprimer l'abondance, l'opulence !


Saint-Simon :

«Quel monstre de fortune, et d'où parti ! et comment et si rapidement précipité !»

Grouillement de [p], de [r], de [t] ; [si] et [ment] revenant deux fois, «et» trois fois ; sur la fin ça s'emballe, ça crépite et se précipite, les succès s'accumulant de plus en plus vite, si vite que ça ne peut pas durer, qu'on sent venir la chute.


L'opulence est cousine de la solennité. À preuve la prose d'Alain Nadaud, somptueuse, dans son roman L'envers du temps :

«...la voix du Seigneur emplira les cieux, couvrant le fracas de la foudre et l'inutile vacarme des flots en train de submerger la terre.

Ce jour sera un jour de malheur et d'effroi : trembleront ceux qui ont trahi la religion de leurs pères...»

Elle a grand air, cette phrase rocailleuse où l'on croit l'entendre rouler, le tonnerre !


Autre amie de l'opulence : la sensualité. Dans Ultime été, roman de François Thibaux, une femme se met au piano. Toute la page est parcourue par des vagues d'allitérations.

D'abord, «Elle s'avançait vers le piano à queue, soulevait d'un geste sec le couvercle du clavier» : on entend surtout le [k], percussion sèche, comme un coup de pistolet de starter, mais déjà [v] y met son velouté de plaisir anticipé, de désir fondant.

Puis «accélérant le rythme ou au contraire, le ralentissant jusqu'à la plus extrême limite, elle jouait avec une dextérité, un doigté etc.» : [t] net et précis comme le toucher de la pianiste, renforcé par [r] d'abord, puis [d]) — les sons se répètent ensemble, [r+t], [d+t], comme des accords joués plusieurs fois ; la prose devient polyphonie.

Même chose, plus loin, avec la «douceur des sous-vêtements de soie» ou par trois fois passe [d] suivi de [s], glissement des doigts, triple caresse.


Dans La fiancée d'hiver, d'Anne-Lise Grobéty, la nouvelle homonyme, ode à la sensualité, offre une débauche sonore continuelle.

«Je te ferai boire du thé où flotte un frêle tronc de cannelle, tu respireras le pain noir quand il sort du four banal devant la maison et qu'on le jette brûlant dans les corbeilles à demi enfoncées dans la neige.»

Phrase en trois mouvements, où les assonances donnent à chacun sa couleur : [è] (frêle, cannelle), puis [a] (respireras, noir, banal), puis de nouveau [è] (corbeilles, neige).

Même page :

«Je suis glace et lave, braises et bises, silence ouatiné et sirène du vent des bourrasques...»

Répétitions mouvantes : voyelles finales (glaces / laves) ; puis consonnes initiales et finales (braises / bises, silence ouatiné / sirène) ; enfin, synthèse où se rejoignent des consonnes initiales (du / des) et un écho (bourrasques) du [as] de l'assonance en [a] du début — trois parties et symétrie là encore, sensualité mais aussi ordre et harmonie.

Un paroxysme : «Tu entendras le fourneau chuchoter chut chut et chahuter les bûches».

Pourquoi une telle insistance à cet endroit-là ? Simple harmonie imitative, comme disent les manuels ?

On dirait qu'allitérer — revenir sur un son sans cesse —, c'est comme frotter, or tout frottement produit de la chaleur.

Il est des allitérations voyantes, bruyantes, extraverties, où l'être se dilate. Ici, au contraire, dans un moment d'intimité, de jubilation tranquille, on se replie sur soi, on parle à mi-voix dans un ronronnement de bonheur.



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