TEMPS BROUILLÉS CHEZ MODIANO


Le temps s'arrête, car le héros du Vestiaire de l'enfance a choisi une vie sans événements, répétitive : «Je vivais dans une sorte d'intemporalité», «de présent éternel».

Le temps s'arrête, car peu à peu le passé remonte, vient se mêler au présent, des scènes de ce passé lointain ou du passé proche se répètent aujourd'hui et nous voici flottant dans une sorte de no time's land.

Pour nous le faire sentir, Modiano a recours, entre autres, aux temps verbaux.


D'abord, qu'il évoque les événements de la journée ou ceux d'il y a vingt ans, il emploie presque toujours le même temps : le passé composé, ce faux-jeton qui brouille les distances : décrit-il une action récente, ou s'agit-il d'un passé simple en plus familier ?

Ensuite, l'action récente est si proche que le narrateur, parfois, passant insensiblement des événements de la veille ou du matin même à ce qu'il est en train de faire à l'instant, les confond dans un même présent, effaçant un peu plus le frontière floue entre passé, présent et même futur :

«Je devrais écrire le nouvel épisode des Aventures de Louis XVII, mais au lieu de cela je rassemble sur le papier ces quelques souvenirs. Carlos sera dérouté s'il entre (...). J'entends déjà sa voix ironique. (...)» Puis retour à la narration : «Eh bien, nous n'avons pas fait halte au Gavarni.»

On a beau se repérer, les contours s'estompent, de façon discrète mais efficace, comme avec ce rire futur qu'on entend au présent.


Ce mélange des temps n'a pas seulement pour effet de brouiller la chronologie. Ces virages, ces télescopages créent une sorte de remous, qui trahit une certaine émotion :

«J'ai fini par la rejoindre. Nous marchions côte à côte, sans rien dire.

— Il fait chaud.

— Vous trouvez ?

Elle m'avait répondu d'un ton placide, comme si elle jugeait naturelle ma présence à ses côtés.

— Vous cherchez du travail ?

Elle a levé son visage vers moi...»

On change de temps pratiquement à chaque verbe. C'est la première fois qu'il lui parle. Il ne se passe rien en apparence, mais cette syntaxe remuée suggère que les personnages le sont aussi — lui au moins, qui ne sait sur quel pied danser.

«Marchions», «m'avait répondu», légèrement inhabituels. Les deux pour dilater le temps, installer le même ralenti grammatical. Nous marchions, ça se prolongeait, nous cherchions en vain quoi dire. Elle m'avait répondu et de nouveau je cherchais quoi dire : l'action passée qu'on attend après le plus-que-parfait n'apparaît pas, mais on la devine, et c'est très beau, ce vide, ce silence finement suggérés.


«Moi aussi, dans une valise que je n'ai pas ouverte depuis mon départ de France, je possède une masse de vieux papiers qui se rapportent à ma vie antérieure. Ce soir-là, je me suis demandé si je ne devais pas les consulter. Peut-être en feuilletant un agenda, trouverais-je la personne qui avait le même front et les mêmes yeux que cette fille. Mais à peine avais-je traîné cette valise de cuir vert au milieu de ma chambre que le découragement m'a envahi. Non, je ne me sentais pas la force de compulser toutes ces archives.»

Là aussi, toute une agitation entre passés, présent et futur : velléités d'action, désordonnées, puis tout retombe dans l'imparfait.


Pas très spectaculaire, dira-t-on. C'est vrai : Modiano travaille en souplesse, en douceur, comme s'il cherchait à envoûter sans qu'on s'en aperçoive. Tout ce qui précède pourrait passer inaperçu. Les deux passages qui suivent, un peu moins.


«Peu importait si je n'avais pas travaillé la veille aux Aventures de Louis XVII. J'étais toujours en avance d'un épisode sur l'émission de Carlos Sirvent. Mais, par conscience professionnelle, j'irai cet après-midi même à Radio Mundial...»

Plus loin :

«Sirvent rappellerait sans cesse pour me réclamer le nouvel épisode du feuilleton. Il était même capable de venir sonner en personne à la porte de mon appartement. Mais je ne répondrais pas. Il peut attendre un jour au deux. Et Louis XVII aussi.»

Simple discours direct libre, dira-t-on. Surprenant tout de même : rien ne l'annonce, et l'auteur, juste avant, est parti dans une autre voie qui laissait attendre un «il pourrait».

Dans les deux cas, cet écart voyant sert à marquer une décision du héros, en un geste grammatical appuyé : le héros rompt le charme pesant du récit au passé où tout s'englue, il prend la parole pour clamer son indépendance. Dans le premier cas, certes, il s'agit de se conformer à ce qu'on attend de lui ; mais dans le second, c'est le contraire ! Il va manifester sa liberté en faisant attendre un peu son employeur. On n'est plus dans un présent éternellement flottant, mais dans celui de l'action, enfin !

Là aussi, c'est peu de chose, et c'est bien ainsi : à révolte minuscule, écart grammatical infime.



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