PLACER LES RIMES


On trouve toutes les combinaisons de rythmes possibles dans les Fables de La Fontaine, et en même temps toutes les combinaisons de rimes, dans un fourmillement perpétuel d'effets subtils. Bien entendu, les rimes et les rythmes sont sans cesse décalés entre eux, et aussi par rapport à la syntaxe. Exemple : les phrases, très souvent, prennent fin sur la première de deux rimes plates, aa ; ou mieux encore, sur un ab, et là c'est deux vers qui restent en suspens — soit un autre ab (rimes croisées), soit un ba (rimes embrassées). Résultat : on attend la suite. La continuité du récit, sa vivacité, son rebond, son scintillement tiennent pour une bonne part à ce truc aussi simple qu'astucieux.


...Marque entre cent moutons le plus gras, le plus beau,

Un vrai mouton de sacrifice :

On l'avoit réservé pour la bouche des dieux.

Gaillard corbeau disoit, en le couvant des yeux :

Je ne sais qui fut la nourrice,

Mais ton corps me paraît en merveilleux état :

Tu me serviras de pâture.

Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.

La moutonnière créature etc.


(«Le corbeau voulant imiter l'aigle», II, 16)


Fin identique pour les deux phrases (sur «dieux» et «pâture»), au milieu d'un quatrain.


Les trois types de rimes ne sont pas employés au hasard, mais en fonction de leur valeur expressive et aussi de leur vitesse.

aabb : allure moyenne.

abab : tempo plus vif.

abba : lenteur.


Dans «La mort et le bûcheron» (I, 16), par exemple :


Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,

Sous le faix du fagot aussi bien que des ans

Gémissant et courbé, marchoit à pas pesants,

Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,

Il met bas son fagot, il songe à son malheur.

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos :

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.

Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,

Lui demande ce qu'il faut faire.

C'est, dit-il, afin de m'aider

À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.


Le trépas vient tout guérir ;

Mais ne bougeons d'où nous sommes :

Plutôt souffrir que mourir,

C'est la devise des hommes.


On commence par un abba bien lent, on continue par huit vers en rimes plates, lenteur encore, monotonie, accablement, ça se traîne, d'autant plus que pour une fois les phrases et les rimes coïncident, et que les vers sont d'une exceptionnelle régularité : rien que des alexandrins, le seul octosyllabe n'étant pas un raccourcissement, une accélération, mais au contraire un allongement du précédent, l'énumération qui déborde.

Dialogue avec la mort : l'action démarre, confrontation, dialogue : c'est la rime croisée qu'il nous faut, ab la mort, ab le bûcheron, du tac au tac.

Pour la moralité, là encore, la rime croisée sera parfaite, avec son côté dramatique (changement de son à chaque vers, a et b qui s'opposent par deux fois), sa vivacité encore accrue par le sautillant heptasyllabe. Contraste absolu avec le début : une moralité se doit de n'être point pesante, et puis l'on sent que La Fontaine n'en peut plus, qu'il doit vite se dégourdir les pieds, s'ébrouer de toute cette lourdeur.


Une autre fable pour admirer le jeu des rimes : «Le coq et le renard» (II, 15).


Sur la branche d'un arbre était en sentinelle
Un vieux coq adroit et matois.
Frère, dit un renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
5Paix générale cette fois.
Je viens te l'annoncer ; descends, que je t'embrasse :
Ne me retarde point, de grâce ;
Je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer
10Sans nulle crainte à vos affaires ;
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir,
Et cependant viens recevoir
Le baiser d'amour fraternelle. —
15Ami, reprit le coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix.
Et ce m'est une double joie
20De la tenir de toi. Je vois deux lévriers,
Qui, je m'assure, sont courriers
Que pour ce sujet on envoie ;
Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends ! nous pourrons nous entre-baiser tous.
25Adieu, dit le renard ; ma traite est longue à faire :
Nous nous réjouirons du succès de l'affaire
Une autre fois. Le galant aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
Mal content de son stratagème.
30Et notre vieux coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur.
Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

Le début nous rappelle celui d'une autre fable plus célèbre :


Maître corbeau, sur un arbre perché,

Tenoit en son bec un fromage ;

Maître renard, par l'odeur alléché,

Lui tint à peu près ce langage...


Dans «Le corbeau et le renard», on attaque rondement par un ab ab : un personnage, puis l'autre, chacun deux vers, corbeau bêta, renard malin, c'est clair et net, l'affaire sera vite pliée. Mais avec un vieux coq rusé, il va falloir se donner davantage de mal, d'où ce abba plus lent, plus enveloppant, qui dessine l'onctueux mouvement tournant du renard, et comme si cela ne suffisait pas, la rime en -ois est reprise une troisième fois (chose rare chez La Fontaine), on en remet une louche, on insiste, on répète comme un hypnotiseur.

Puis le baratin du renard, en rimes plates — comme dans «Le corbeau et le renard». C'est de nouveau le côté répétitif des rimes plates que le poète exploite, pour marquer la soûlante insistance de l'enjôleur : huit vers de suite, suivis d'un vers isolé (v.14) qui reste en suspens, comme si le renard tendait une perche, comme s'il disait, Allez viens, rimons ensemble...

Et voici l'admirable réponse du coq, où l'animal et le poète rivalisent d'habileté. Le coq répond du tac au tac, sur le même ton doucereux, mais dès le début on sent qu'il résiste : il refuse le vers qu'on lui tend, la rime en attente, opposant à «fraternelle» son «jamais» ; son discours mielleux est plein d'une ironie voilée que les rimes soulignent sournoisement, reprenant, dans cette deuxième partie, le schéma de la première comme un écho moqueur. Il y a au début les trois rimes, d'abord en -elle (v.14, 16-17), puis — en tenant compte de la rime interne — en -oi aux v. 19-20 et 22. Il y a les rimes embrassées (deux quatrains cette fois) : le coq choisit là pour répondre, entre les trois schémas, le plus raffiné, le moins franc et direct, comme le renard dans son exorde. Et pour finir, plusieurs rimes plates, encore, six paires, schéma le plus simple pour montrer sans fioritures le renard qui s'en va platement.

Seconde partie réplique de la première, parallélisme troublant — comment pourrait-on soutenir que c'est là l'effet du hasard ? —, mais avec une amplification et surtout des changements de rythme et tout un pétillement de variantes suggérant sans doute que l'esprit du coq est le plus vif des deux et qu'il a dans son sac plus de tours que l'autre.



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