OÙ ECHENOZ DONNE DES NOMS


Invité à parler de Jean Echenoz à Guéret en septembre 2009, cinq ans après les Journées de Saint-Etienne, et laissé libre de choisir mon sujet, je me flatte d'en avoir trouvé un beau : les noms de ses personnages. L'ensemble des interventions sera publié dans les Carnets de Chaminadour ; en attendant, voici un extrait de mon intervention :


Ce que nous dit le nom d'un personnage échenozien, il le fait essentiellement par sa musique, bien entendu. Nous savons tous que la prose d'Echenoz, grand mélomane, maître musicien des mots, joue autant avec les rythmes et les sonorités que la poésie elle-même, quoique de façon généralement moins affichée.

On pourrait étudier, par exemple, la longueur des noms. Ce qui frapperait surtout, c'est leur brièveté, souvent. De Byron Caine à Max Delmarc en passant par Franck Chopin et Louis Meyer, les noms des protagonistes masculins tiennent souvent en trois brèves syllabes — comme celui de l'auteur. Brièveté heureuse, ces quatre noms-là sonnent bien, ils sont bien pleins, mais que dire de Georges Chave, le héros de Cherokee ? Son nom me met mal à l'aise. Je sais, le boulevard Chave à Marseille, mais Chave pour les non-Marseillais ça sonne comme une espèce de Chaval tronqué, de Chavez châtré, ça fait incomplet, mou, mesquin. Quant aux personnages secondaires, souvent réduits à deux, voire une syllabe, ils affichent ainsi leur peu de surface, comme Toon et Van Os, ces deux pauvres guignols, dans L'équipée malaise, ou Buck et Raph dans Le méridien de Greenwich, diminués par leurs diminutifs.

Mais parlons sonorités. Écoutons Georges Chave, par exemple : s'il me chagrine autant, c'est aussi par ses consonnes molles, avachies. Écoutons Crocognan, dans le même Cherokee. Crocognan, hercule débile, méchamment terrifiant d'abord, mi-crocodile, mi-d'Artagnan, puis pour finir plutôt gentil : ça commence croquemitaine et ça vire gnangnan, un peu cucul comme Cucugnan. Écoutons Gloire Abgrall, Miss Grandes Blondes, si longuement recherchée, si bien cachée, comme le graal. Trois voyelles sombres, pour ce personnage sombre lui-même, un nœud de consonnes au milieu pour cette femme elle-même nouée, qui broie du noir, bgrr, et des consonnes liquides, coulantes au début et à la fin, pour cet être qui ne cesse de courir et fuir.

Écoutons enfin Rajputek Fracnatz, l'artiste de Je m'en vais. Si son nom, comme l'affirme l'auteur, «tombe directement des touches de la machine», alors la machine a rudement bien fait les choses. On le suppose étranger, son prénom commence dans des tonalités indiennes, Rajp-, se poursuit dans une ambiance d'Europe centrale, et plus précisément tchèque, avec son -putek, lequel m'évoque irrésistiblement, eh oui, une ébauche de Zatopek, un signe avant-coureur... Et quand le nom de famille arrive, alors on ne sait même plus où l'on est. Le texte précise que ledit Fracnatz «travaille exclusivement sur le sommeil», ce qui semble contradictoire avec ce nom tonitruant, à moins que le sommeil ne soit peuplé de cauchemars. Il y a d'abord cette pétarade de mauvais moteur à explosion genre Trabant, rajputek, rajputek, puis l'explosion elle-même, la bagnole qui se fracasse, frrakk, et natz, la poussière qui retombe. Ou doit-on voir là le grouillement informe et violent des créatures de l'inconscient du rêveur ? On pourrait voir aussi dans le déchaînement de Rajputek Fracnatz une sorte de bouquet final, avant Au piano où la mort du héros, au premier tiers du livre, marquerait peut-être symboliquement la mort d'un certain type de roman échenozien. Peut-être.

La musique de tous ces noms, j'aimerais passer des heures dessus. Limitons-nous à une autre remarque, apparemment fortuite. A-t-on remarqué la tendance de ces noms à la répétition ? Cette figure du redoublement sonore se répète, tout au long de l'œuvre, avec une obstination suspecte.

Dans les premiers opus, parfois, le phénomène se présente dans sa forme aiguë : un redoublement intégral spectaculaire : dans Le méridien de Greenwich, un certain Remington Remington, à vrai dire simple silhouette ; dans L'équipée malaise, allez Jean, on se lance, on ose les frères Aw, Aw Aw et Aw Sam.

Ensuite, on se calme un peu, tout de même.

Tantôt c'est la fin qui revient et c'est une rime, exemple Robert Meyer (le père de Louis dans Nous trois), tantôt c'est le début et cela s'appelle un tautogramme, exemple Maguy Meyer (la mère du même Louis). On rencontre également, dans Cherokee, le couple de comédiens Baptiste et Béatrice ; dans Lac, Vital Veber, personnage conséquent, qui trouvera sa rime riche dans Je m'en vais avec le héros lui-même, Félix Ferrer ; dans Lac toujours, petits rôles pour Djalaluddin Din et le couple de gros bras Perla Pommeck et Rodion Rathenau ; dans Nous trois, pas mal non plus, Pierre-Paul Barabino ; et enfin, dans Au piano, en écho, en sourdine, Doris Day herself, choisie entre cent blondes pulpeuses, on le suppose, Echenoz, pour ses deux D initiaux, jumeaux bien ronds, bien fermes.

Et pour clore la séquence, flash-back sur une star méconnue, apparue dans L'équipée malaise : Odile Otéro. Odile Otéro, c'est une pauvre fille insignifiante, surnommée «Double zéro» par ses camarades à l'école à cause de ses initiales, qui devenue adulte se prend une balle perdue dans une banque et dans le bras puis retourne au néant. En fait il y a trois O, au début, au milieu, à la fin — zéro sur toute la ligne. (Encore un nom qui parle !) Cette figure fugitive, comique et lamentable, est totalement étrangère à l'action, et d'autant plus fascinante : elle est sûrement là pour autre chose, de plus profond que l'action, elle est la petite goutte de présure qui aide a cailler le lait, venue nous tendre l'image même du vide et nous rappeler sans le savoir elle-même, pauvre conne, la vanité de toutes choses.

Ce qui se cache derrière tous ces échos sonores ? J'ai envie de rattacher la chose, d'une part, à l'amour passionné de l'auteur pour les sons : répéter, c'est doubler le plaisir, comme un bonbon qu'on suce et resuce, c'est ludique, c'est drôle ; et d'autre part, à ces éternelles reprises dans les dialogues, du genre «Ça pourrait aller, dit Pons, ça peut encore aller» ou «Il paraît que c'est bien, il est bien, ils disent que c'est très bien», véritable leitmotiv, ces bégaiements lancinants de moteur qui patine, de disque rayé, ça ne va pas fort, on s'englue, on n'avance pas, et nous voilà une fois de plus devant un phénomène ambigu, la répétition comme richesse ou comme pauvreté, devant un procédé typiquement échenozien, à la fois euphorique et désolant.



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