ET ENCORE


«Dans le cas d'une énumération, le «et» donne l'idée que la liste est complète, achevée, clôturée. Si je place le dernier mot après une virgule, c'est que j'admets ne pas avoir tout dit.»

Remarque toute simple, mais essentielle, merci à Marion van Renterghem, journaliste au Monde. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Voilà qui me permet de nuancer le mal que j'ai dit de «et» dans Coups de langue.


«Et», dans une énumération, agit comme une sauce liante qui fond ensemble les morceaux, ce qui n'est pas toujours souhaitable, mais parfois si.

Dans Le vent, Claude Simon décrit des plantes aux tiges «fragiles, impétueuses, triomphantes». Ici, en effet, le «et» («fragiles, impétueuses et triomphantes»), en plus de l'effet banalisateur de la séquence-cliché «a, b et c», noierait dans même mélasse les trois adjectifs, alors qu'étant séparés par le sens ils doivent garder leurs distances : chacun fera mieux ressortir ainsi sa beauté, fragile sans doute car non soutenue, mais libre, impétueuse et par conséquent triomphante — comme ces tiges elles-mêmes.

Une «ville studieuse, active et tranquille» : là, au contraire, le «a, b et c» est bien à sa place, calme et traditionnel comme la ville en question, comme chacun des trois mots qu'il relie, dont il suggère que chacun d'eux inclut les deux autres dans une parfaite (et un peu ennuyeuse ?) harmonie.

Et voici les deux options face-à-face, dans une mise en scène de Pierre Michon, parfaite comme toujours :

«...on supposait pour le reste que l'âge tendre suppléait à la tendresse, palliait le froid, la peine et les durs travaux qu'adoucissaient les galettes de sarrasin, la beauté des soirs, l'air bon comme le pain.» (Vies minuscules). Les trois premiers fondus en une masse confuse, bloc de gêne et de lassitude ; les trois suivants détachés pour qu'on prenne bien le temps de les goûter isolément ; différenciés, dotés chacun d'une existence propre, et par là plus forts, victorieux à trois contre un.


«Le reste c'était l'avenir et c'était pas pour nous on le savait trop bien, il suffisait de regarder autour de nous, nos parents et ceux des autres et toute la ville qui ne pensait qu'à se saouler la gueule et à oublier la pesanteur des choses en attendant on ne savait quoi et on ne saurait jamais de toute façon, rien de tout ça n'avait le moindre sens il fallait juste danser et rire et boire et se frotter jusqu'à l'étincelle et que le feu prenne et nous emporte.» Olivier Adam, À l'abri de rien.

Dix fois «et». La phrase piétine, comme la vie de ces gens. D'impatience ou d'accablement ? «Et», ici, est à la fois le clou qu'on enfonce avec rage et la gélatine molle ou tout se noie. Phrase à la fois haletante et immobile. On tourne en rond, on n'avance pas — un peu comme la manivelle qu'on tournait jadis pour démarrer la voiture — le démarrage étant l'étincelle que le narrateur imagine, provoquée par les trois «et» les plus rapprochés, à partir de quoi la phrase propulsée par les deux derniers «et» coup sur coup et l'absence de ponctuation s'emballe enfin.


Ces déluges de «et» semblant tout indiqués pour souligner la pléthore et la pesanteur :

«...les exégètes et les pédants et les raseurs s'installent et glosent et pontifient...» Nicolas Bouvier. Symétrie et monotonie. Qu'ils sont lourds, et en même temps vides !


Mais «et» sait aussi créer de belles émotions :

«Vera traversa la salle et se pencha vers Paul et s'assit et resta un moment près de lui sans rien dire et ce fut tout.» Sans virgule, tout d'une traite, petit moment suspendu, à la fois court et long. Jean Echenoz, dans Le méridien de Greenwich, maîtrise dès son premier livre l'art de créer l'ambiance par d'impalpables écarts.

Echenoz encore, dans Cherokee : «Georges la regardait toujours avec une expression extatique et timide et un peu imbécile». Là aussi, temps suspendu, avec en prime un petit jeu subtil : ces phrases pleines de «et», n'étant pas bien écrites, prennent parfois un petit côté naïf, bébête, à quoi «un peu imbécile» donne un léger clin d'œil.

«J'avais légèrement baissé la vitre et je respirais un courant d'air frais et une odeur de feuillages et de terre mouillés.» Patrick Modiano, Un cirque passe. Trois «et», mais situés grammaticalement sur trois plans différents, reliant successivement deux propositions, les deux compléments de «respirais» et les deux d'»odeur», si bien que la phrase, au lieu de se traîner par terre ou de planer à la même altitude, la phrase, quoi que planante aussi, monte par infimes rebonds successifs, comme portée par l'ivresse discrète de la fraîcheur.

Un peu la même chose en plus voyant :

«Dans le plaisir de cette musique et de cette danse et de contempler ces êtres venus des Caraïbes et d'entendre ce parler hispanique si spécial me vint la langueur de n'être pas dans cet espace, d'en être privé. Et je voulus m'y rendre et m'y battre et je sentais que la mort pourrait m'y être douce et je m'épris de ces peuples et de ce langage et de cette culture et je pensais qu'il me serait enfin possible de combattre dans l'amour et pas seulement dans la haine et l'indifférence.»

Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France.

Douze «et», qui dit mieux ? La répétition de «et» peut facilement tourner au procédé, mais va-t-on faire la fine bouche sous prétexte que l'auteur n'est pas un pro ? Moi je l'aime bien, cette phrase pas très française, contaminée sans doute par l'espagnol, cette phrase pleine d'élan, de souffle, d'enthousiasme, sans virgules pour séparer, classer, calmer, où ça se bouscule et ça s'échauffe et qui semble elle aussi monter les marches d'un escalier dans un empilement de ferveurs successives.



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