LA BÊTE AUX MILLE NOMS


Mille ? J'exagère un peu, pour la bonne cause. Marcel Béalu, auteur de l'immortelle anthologie de La poésie érotique (Seghers), recense dans sa préface plus de deux cents noms pour le sexe féminin, du paillard au poétique.

Bénitier, bonbon, château de Vénus, framboise, grain de café, harpe de volupté, miroir brisé, oiseau-lyre, prâline, zinzin... C'est là le dessus du panier — si j'ose dire —, et là vont mes préférences, mais ne dédaignons pas, à l'occasion, un barbu, un rigolard ou un trougnouchet. Quant à l'appellation désormais dominante, la fameuse chatte, elle me paraît mériter son succès, moins sans doute par ses sonorités un peu ternes que par sa brièveté d'archétype et surtout par l'image qu'elle suggère, mélange de douceur câline et d'imprévisibles humeurs farouches.

Faut-il s'étonner d'une telle exubérance lexicale ? Il faut croire que luxuriance et luxure sont liés. Comme si la seule pensée de la partie du corps en question déclenchait en l'homme une effervescence, une montée de sève créatrice au cerveau. Ces appellations multipliées seraient comme autant d'offrandes exaltées que l'on empile aux pieds d'une reine.

Plus précisément, tout se passe comme si l'on éprouvait le besoin, devant l'objet vénéré, de le nommer sans cesse autrement. Pour deux grandes raisons peut-être. D'abord, il y a sûrement, chez certains d'entre nous du moins, un reste de pudeur, qui pousse à chercher toujours un mot neuf, que n'a pas encore sali un usage grossier — tout le monde n'a pas, dans ce domaine surtout, la délicatesse requise.

Mais il y a surtout, sans nul doute, face à la chose, un éblouissement, un émerveillement, l'impression plus ou moins consciente que pour la décrire tout nom est décevant, que cette vision inouïe les excède tous, qu'il faudrait à chaque fois un nouveau nom pour elle, puisqu'à tous les coups on croit la découvrir, la contempler pour la première fois.

Une vieille dame fort pudique, traduisant du persan vers le français, rendait naguère les passages coquins en latin — qu'elle pratiquait couramment —, croyant les soustraire ainsi à notre curiosité malsaine. Le résultat : chargés de mystère, parés de cette langue solennelle, revêtus d'un caractère immémorial et quasi religieux, ces passages se trouvaient exhaussés en pleine lumière, obnubilant notre attention.

Mais nommer l'objet, c'est encore trop. Si j'ai choisi un jour, dans une traduction, sans savoir ce que je faisais, d'appeler le sexe de la femme un tralala, choisissant un terme nouveau malgré tous ceux dont je disposais, c'est que ce nom n'était même plus un nom : tralala, oui bien sûr, en cherchant bien, cela peut évoquer la joie qui fait chanter, ou la profusion, l'ostentation, la magnificence du grand tralala, mais c'est surtout l'équivalent de truc ou de machin, en moins trivial, en plus lyrique ; la simple onomatopée qu'on prononce à la place de ce qu'on ne sait ou ne veut pas dire, quand le langage lui-même ne suffit plus.

Allant plus loin encore, anticipant sur la traduction de la Bible par André Chouraqui, où le nom de Dieu se trouve remplacé par un hiéroglyphe où le nom Adonaï et les lettres IHVH s'entremêlent, imprononçable exprès, un éditeur français publia jadis un livre érotique chinois où il remplaça, puritanisme oblige, les mots du sexe par les caractères chinois correspondants. Du coup, dépourvus pour nous de toute existence sonore, transportés par la typographie dans une espèce d'au-delà, les mots interdits se trouvèrent propulsés dans la sphère de l'Ineffable et du Sacré, ad majorem Veneris gloriam.

Qui était la vieille dame ? Qui était l'éditeur ? Vous en saurez davantage, volkonautes, sur la traduction des mots du sexe en allant lire notre CARNET DU TRADUCTEUR de ce mois, intitulé «Tralala».



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