«Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul — le voyage sans idée de retour — ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ?»
Si un plat résumé de cette phrase — la première des Eaux étroites de Julien Gracq — suffirait à ouvrir toutes grandes en nous les portes de la rêverie, infuserait-elle en nous aussi profondément si, de par son déroulement, l'organisation grammaticale de ses parties, la répartition des masses, la ponctuation, la musique des mots et que sais-je encore, elle ne se retrouvait, comme c'est toujours plus ou moins le cas chez l'auteur, d'un bout à l'autre irriguée, aimantée par un réseau d'énergies cachées, subjuguant jusqu'au lecteur peu attentif, son contenu rendu plus visible encore, plus sensible, par toute une magie souterraine ?
Il y a d'abord, sans doute, le coup de l'interrogation. La question initiale, purement rhétorique, n'étant suivie d'aucune réponse, sert d'abord à suggérer des mystères, à créer, par un moyen purement grammatical, un suspens, à savoir une tension — j'aimerais dire une haute tension, tant les phrases de Gracq m'apparaissent plus que toutes autres électrisées, magnétiques.
Dans cette phrase, deux parties. La première, jusqu'à «notre vie», évoque le voyage ; la seconde, à partir de «un sortilège», est consacrée à la promenade. La seconde est plus longue : bien que plus courte en distance, en durée, la promenade a un cheminement plus lent, plus méandreux.
Tout concourt ici à donner du voyage une image claire et conquérante, par la brièveté de l'énoncé, les coupures nettes des tirets, les finales sonores ([our] de «retour», [i] de «vie»), la frappe des [p] (le «pourquoi» initial, puis, plus tard, coup sur coup, «pour», «portes» et «peu») — avec ensuite, il est vrai, la percussion plus sourde des [v] et des [r], plus intérieure, plus émue. Gracq nous suggère ainsi, sans qu'il soit même besoin de le dire, que pour lui le voyage aussi est recueillement, méditation.
La promenade, elle, nous emmène plus nettement dans le calme et la demi-teinte. Dans «...s'apparente au maniement...», les [a], les [an], les [m] répétés dessinent un mouvement réitéré, discret, patient, sinueux comme celui du promeneur. La fin fait entendre la même douceur avec ses [m] et le retour des [l] et des [r] dans les deux mots-clef qui se font écho, «clôture» et «familière», la phrase ne pouvant mieux se clore. Parfait aussi le jeu des rimes intérieures dans toute cette partie, camaïeu de variations autour de la voyelle «e», («caché», «sourcier», «préférée», «ramène», «heures», «familière»), autrement dit les sonorités les plus courantes, les plus familières dans notre langue, où s'intercale une séquence de [u] («aventure, «imprévu», clôture»), sons plus imprévus, tout cela ressassant comme la promenade elle-même. À noter que le [eur] de cette seconde partie, faisant écho à ceux du début («heure» encore et «seul»), contribue lui aussi à unir au second plan deux parties qui au premier plan s'opposent.
Comparons aussi l'entrée en scène du mot «voyage», immédiate, simple, voyante, et la façon retardée, enveloppée dont «promenade» se glisse au cœur de son portrait. Tout comme l'image centrale (et d'ailleurs la seule) de cette phrase, celle de la baguette du sourcier — qui pourrait bien être une image de l'art gracquien lui-même, ou de l'écriture en général, cette magie artisanale, incompréhensible malgré nos efforts —, cette image que Gracq n'a pas mis en vedette à la fin de la phrase, mais qu'il a discrètement posée en son centre, d'où sans trop se faire voir elle irradie tout le reste.