VERS DE TRAVERS


Ce qu'on peut faire de plus violent à un alexandrin : le couper de traviole, en deux moitiés inégales et impaires, 5+7 ou 7+5, de sorte qu'il boitera doublement.

Sauf erreur, c'est Baudelaire qui a osé le premier. Dans «À une Madone», il se déchaîne :


Et pour mêler l'amour avec la barbarie,

Volupté noire ! des sept Péchés capitaux...


De part et d'autre du point d'exclamation, 5 et 7 syllabes.

Même coupe exactement dans «Le beau navire» :


Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent...


Les deux poèmes ont pour point commun d'être intensément érotiques. La transgression stylistique accompagne celle du sujet. Curieux : dans les deux cas, un e muet en position 5. Est-ce là un dernier reste de pudeur, un besoin d'atténuer la boiterie en plaçant au moins un accent pair, en 4 ?

«Volupté noire...» et là, suspens, hésitation ultime, comme pour mieux basculer ensuite dans le péché.

«Tes nobles jambes...» Moment d'équilibre avant l'impair, qui nous fera brusquement sentir le mouvement qui déplace les lignes.


Un peu plus tard, chez Rimbaud, dans «Qu'est-ce pour nous, mon cœur...» :


Notre marche vengeresse a tout occupé.


7+5. Cette fois, contours tranchés, déhanchement plus affirmé, plus agressif : invasion du premier hémistiche dans le second, qui se recroqueville.

Dans le même poème, sans doute le plus déglingué rythmiquement de son auteur, après deux vers très démantibulés qui évoquent une dévastation générale, voici le bouquet :


Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !


Le second hémistiche a beau avoir les 6 syllabes réglementaires, le mal est fait avant : 5 syllabes, puis, en 6, un e muet, grand vide là où l'on attendait du plein, silence fracassant que le tiret prolonge encore. Le fond de la désolation. Trou noir.


Mallarmé, lui, n'est pas un violent : s'il casse le vers, c'est en douceur, en sourdine, avec la même arme que Rimbaud ci-dessus, cette bombe à implosion qu'est l'e muet :


Sur les crédences, au salon vide. Nul ptyx...


Vers arythmique. Cadences gommées par les deux e muets que la ponctuation qui les suit étire démesurément, installant l'absence et le néant.


Retour à des effets moins extrêmes avec Francis Jammes.

Il aime faire claudiquer ses vers. Pour des effets parfois très simplement imitatifs :


...avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques

et le berger fatigué traînant ses sabots...


Jusque là le poème, normalement balancé, avançait à son allure pépère, bien régulière, de troupeau docile ; et voici le berger qui ne tient pas la cadence : coupure après «fatigué», donc 7+5, plus deuxième coupure souhaitable après «berger», 4+3+5, pour que ça ralentisse encore, pour que les 5 syllabes finales semblent plus longues par contraste, que ça boite encore plus.


Une ruche. Un mouton. Un laurier-thym et puis

une tombe où, respectueux, on jette du buis.


Jammes encore. Même coupe 7+5, mais cette fois c'est la fin du poème et non une dissonance passagère. Mouvement brisé, marche qui s'interrompt. Arrêt devant la tombe. Immobilité.

Inversement, toujours chez Jammes, une reprise de mouvement due aux rythmes impairs. Cette fois, 5+7 :


Parfois, je suis triste. Et, soudain, je pense à elle.


Première moitié, le chagrin qui vous rétrécit. Et soudain, élan, expansion, le bonheur qui déborde.


Jacques Réda enfin. «Vue de Montparnasse» décrit, vers 1970, les abords de la gare alors en pleins travaux. Après une série de vers aux cadences classiques, soudain :


...Vers les gravois de la rue Vercingétorix...


4+3+5, vers aussi informe que ce qu'il décrit. On détruit, on construit en même temps, et cette anarchie passagère est celle de tout chantier : normale, positive, heureuse quelque part.



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