LE HIATUS


On doit dire «l'hiatus», oui, d'accord ; mais souffrez, messieurs de l'Académie, que je préfère ma faute à votre correctitude : elle me permet d'illustrer la notion par l'exemple.

Un mal-aimé, ce pauvre hiatus. Il passe pour disgracieux. La beauté du style est associée au fluide, au liquide — alors même, chose curieuse, que le maître des harmonies bien-coulantes, Lamartine, est totalement passé de mode.

Ce qui nous intéresse, évidemment, c'est le bon usage du hiatus. À commencer par le ralentissement qu'il impose, de façon qui peut être opportune.


«Celui qui met un frein à la fureur des flots...»

dit Racine. Entre «frein» et «à», un léger coup de frein qui tombe à pic. Et dans le vers suivant, «...Sait aussi des méchants arrêter les complots», je ne sais si l'Académie conseille la liaison «méchanzarrêter», mais quant à moi je ne la ferais pas, souhaitant marquer un arrêt qui là aussi s'impose.


Plus marqué, le hiatus entre deux sons identiques :

Leconte de Lisle :

«Midi, roi des étés, épandu sur la plaine...»

Le vers en son milieu, en son zénith, s'arrête.


Et Jammes :

«La matinée mouillée est lourde de lilas.»

Ici, pas de virgule, on ne s'arrête pas, on avance avec lenteur comme si la voyelle était étirée sans fin, comme si le temps s'engluait dans cette lourdeur visqueuse.


«Wong agita ses massives oreilles et continua à avancer. Il marchait vite, en écrasant tout et sans précaution.» Antoine Volodine, Nos animaux préférés.

Il eût été si facile de les éviter, ces deux-là ! Les conserver, de façon aussi provocatrice, c'est refuser une élégance légère pour mieux s'accorder au côté massif du personnage. [a-a-a] : on croit voir le mouvement très lent, comme décomposé image par image.


«J'ai eu envie de lui dire (...) que lui aussi il allait mourir.»

Jérôme Beaujour, Dans le décor.

Le ralentissement convient à la solennité de l'annonce, et la gêne auditive du frottement des [i], désagréable car strident, renforce la gêne que l'énoncé provoque.


«Les cris aigus des filles chatouillées...» Valéry.

Crizaigus ? Ce bourdonnement agirait comme une sourdine. Crihaigus, lui, conserve au [i] tout son éclat.


Par contre, quand Baudelaire s'exclame «Je te hais Océan...», j'ai presque envie de la faire, la liaison, même si logiquement la haine entraîne un refus de toucher, une mise à l'écart, donc un hiatus. Histoire de montrer que voilà une haine ambiguë, toute mêlée d'amour...


On trouve des hiatus jusqu'à l'intérieur des mots. Tel EXTRAORDINAIRE, qui tient de sa longueur une bonne partie de son pouvoir, et que dilate plus encore cette ouverture intérieure de la bouche du A au O, comme si délivrées du carcan des consonnes les voyelles gonflaient comme des ballons.


«Juste avant que ses lèvres ne dessinent cet O, d'une pureté géométrique presque irréelle».

Virez-moi donc ce «cet» ! Ce O là, Il faut non pas le toucher, sous peine de le profaner, mais s'en écarter pour mieux le contempler, l'entourer d'un écrin de silence.


Dans un même poème traduit, je trouve deux hiatus.

Pour «l'arbre a abattu l'ombre...», d'accord : on entend comme un ahanement d'effort.

Pour «un coup a atteint la pierre», pas d'accord : là il faudrait aller droit au but.


«D'un feu qui y brûla à l'avant du monde...»

Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière.

Deux dans le même vers ! Et là, pour une fois, je me trouve à court d'excuses. Je ne peux tout de même pas-z-accuser notre Poète Lauréat d'incompétence... Je crie bien haut au secours !



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