REVENIR À L'INFINITIF


«Ambivalent», «miroitant», combinant «le mouvement et son absence»... Voilà ce que j'écrivais dans mes Coups de langue (Maurice Nadeau, 18 €, toujours disponible) sur ce personnage subtil et fascinant : l'infinitif. Je pensais en avoir fait le tour dans «Écrire à l'infinitif» et «la langue des choses». Je l'ai retrouvé depuis dans quelques beaux passages, dont la plupart illustrent son côté figé, engourdi.

Dans Raptus de Diane Meur, un cas certainement rare d'infinitif de narration : «Marcher sur la route... Tâter, en marchant, ses blessures... Être dépassé par un semi-remorque...» Il y a bien une action, certes, mais machinale : l'infinitif, forme dépersonnalisée, suggère que le personnage agit dans un total oubli de soi, comme un zombie.

On le retrouve chez Proust, dans la Recherche, à la fin de la page extraordinaire sur les clochers de Martinville : «...je les vis timidement chercher leur chemin (...), se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit.»

J'espère que les traducteurs anglais n'ont pas mis là des -ing rebondissants : les infinitifs qui envahissent le paysage grammatical marquent ici une action atténuée, un mouvement qui n'en est pas un, le dernier stade avant le silence et la disparition.

Michèle Sales, Avenue de la mer :

«Ce que la mémoire se récite jusqu'à en perdre le sens, jusqu'à croire que rien n'a existé, un vieux film des années 60. (...). Solarisation brutale de scènes. Sur la plage, parler. Les mains qui s'approchent. Marcher le long de la route. (...) Marcher comme dans les rêves.»

Il y en a toute une page comme ça. Des souvenirs, sans doute largement imaginaires. Cette fois ce n'est pas le mouvement de la scène qui s'estompe, mais sa réalité même.


Ne pas oublier l'autre visage.

Parfois immobile comme le nageur faisant la planche, l'infinitif peut aussi l'être comme le coureur dans les starting-blocks : figé mais sous tension, bourdonnant d'énergie. Et l'on revient ici à François Bon, accro à l'infinitif, à qui il donne souvent une couleur impérative — un peu comme dans les recettes de cuisine, quoique de façon plus complexe, on l'a vu.

Dans l'exemple qui vient, pas d'impératif. Cette phrase de Rock n'roll est tournée vers le passé. Bon énumère ce que Jimmy Page doit à Elvis Presley. Il y a une liste de noms désignant des objets, une guitare espagnole, etc., puis : «Et refaire ce morceau, s'approprier ce morceau, savoir jouer Let's Play House...» Il n'a fait que couper «le fait de», dira-t-on. Sans doute — encore que ce ne soit pas si simple : «le fait de savoir jouer», d'accord ; mais quant au reste, la version académique serait probablement «avoir refait», «s'être approprié». Cette intervention abrupte, finalement fine sous ses dehors brutaux, concourt à cette expression de force condensée que dégagent les textes de Bon. Et là, le traducteur anglais devra les coller, ses -ing ! On est en plein dans le faire le plus réel.

Voilà même, toujours dans Rock n'roll, un infinitif passé ! À propos du goût pour la solitude de Jimmy Page :

«Trait de caractère à vocation permanente ; et pourtant, avoir fait face, en douze ans de Led Zeppelin, à tant de visages.»

Traduction en français standard : «dire qu'il avait fait face...» Là aussi, français plus dense, plus intense. Moins verbé. Proximité là aussi d'une phrase nominale. L'infinitif : le verbe dans son état le plus simple, élémentaire. La conjugaison vue, au moins à certains moments, comme une affèterie, une mollesse. Les mots terriblement présents, bruts et massifs comme des blocs.



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