Dans Un chasseur de lions, à la toute première page, Olivier Rolin décrit le tableau de Manet d'où tout le livre va sortir :
«Le tronc d'un arbre s'élève au premier plan à gauche, vertical, gris de cendre écaillé de noir, touches éparses de jaune et de vert sombre, masquant une partie de la crinière, qui retombe noire sur le pelage fauve.»
Correcte au début, la phrase se défait légèrement au milieu, les «touches éparses», non reliées syntaxiquement à ce qui les entoure, flottant dans la phrase comme sur la toile avant que tout rentre dans l'ordre à la fin. Le tronc s'élève, la crinière retombe, mais c'est aussi la phrase elle-même, dans sa construction, qui suit ce mouvement, bien assise aux extrémités, avec, à son apogée, cet allègement de la règle, cette dissolution presque gazeuse, cette petite touche d'apesanteur grammaticale, comme pour dire ce que cette toile de Manet (ou peut-être chaque toile de Manet, ou peut-être toute la peinture) a en même temps de matériel et d'aérien, et peut-être aussi que Manet est un grand novateur, mais un novateur discret dont le but n'est pas de tout casser. Un révolutionnaire et un classique. La libération de la syntaxe, ici, est non seulement partielle et provisoire, mais atteinte en douceur, amenée subtilement par l'ambivalence syntaxique du mot «gris» : à la fois prolongement naturel de ce qui précède et annonce de ce qui suit, «gris» se trouve successivement — fonctionnant comme une sorte d'écluse grammaticale — au niveau de «vertical» et à celui de «touches», dans une espèce de fondu à la fois virtuose et voilé, autant dire à la manière de Manet, la main de l'écrivain retrouvant là le geste même du peintre. Du grand art !
Lisant ce qui précède, l'auteur commente :
«Ce que je voulais, c'est en effet une légère irrégularité dans la construction, un peu de tremblé, comme dans la peinture. Un léger déhanchement. Un peu, ma non troppo. Et le faire d'emblée, dès la seconde phrase du livre, était évidemment délibéré.»
Il s'agissait, en effet, d'annoncer la couleur...
Rolin me signale des effets semblables plus loin dans ce livre, encore une fois dans des descriptions de tableaux — les portraits de Berthe Morisot par le même Manet :
«Berthe est debout devant lui, Espagnole, en longue robe noire sous laquelle passe un escarpin rose, une fleur rouge dans les cheveux, l'avant-bras nu, la main gauche portée au ruban noir qui toujours cerne les cous des femmes qu'il peint, de ses femmes, en un geste qui peut être de surprise, de confusion, ou encore d'invite. Ce si peu de chair si éclatant dans tant de noir, visage à la bouche moqueuse, main et avant-bras, et le soulier qui semble de chair. Berthe est devant lui, assise, en longue robe noire, sur une chaise blanche...»
Ce qui est montré cette fois, ce n'est pas un arbre, un cadavre de lion et un homme laid, mais une femme désirable, sûrement désirée ; le tremblé grammatical n'a plus seulement à voir avec le travail du peintre : c'est le tremblement de son désir.
Rolin toujours : «La syntaxe, comme son nom l'indique, lie, ordonne. Le désir délie, désordonne — les gestes, les battements du cœur, les mots.»
Cette fois le dispositif s'étend sur trois phrases. La première et la troisième, très proches l'une de l'autre — décrivant chacune un tableau, dotées du même début, grammaticalement correctes — encadrent la seconde où le corset de la grammaire se défait, alors même que surgit la chair. Peu de chair sans doute, mais cette fois l'émotion est plus forte, entraînant un écart plus grand. Une syntaxe comme sidérée : absence du verbe principal, de trois articles (visage, main, avant-bras), la coupure avec ce qui précède renforcée par le «ce» initial, l'avant bras et à la main à quoi il renvoie se trouvant si loin que nous en restons un instant égarés. Phrase sans verbe, donc sans mouvement, flottante, contemplative, hors du temps. Phrase isolée de ce qui l'entoure, dotée d'une matière autre, d'un éclat plus vif, bijou dans sa monture, tableau dans son cadre. Ce si peu de mots, si éclatant...
Mais le plus admirable, là aussi, est sans doute moins dans les effets de rupture que dans la nuance, le fondu, l'infinie délicatesse de la touche. La construction de cette deuxième phrase en fait une petite bombe à retardement, dont l'isolement grammatical n'éclatera qu'à sa fin, quand on verra que le verbe attendu, dont le «si peu de chair» devait être le sujet, manque — frustration délicieuse dès qu'on devine là, en filigrane, parfaitement suggéré, le désir insatisfait, en suspens.
Retrouver Manet, c'est rompre et en même temps relier, dans un double mouvement contraire. Ayant isolé sa phrase, l'écrivain-peintre travaille à tout de même la rattacher — ma non troppo. Juste avant elle, il ménage une amorce de transition, purement sémantique, avec cette possible invite qui nous amène au thème du désir ; et pour redescendre en douceur vers la phrase qui suit, il pose un verbe à la fin — mais dans la subordonnée, et c'est le verbe «sembler», l'un des moins actifs. On pourrait peut-être ajouter du brillant à la deuxième phrase ? Je l'imagine, Rolin, hésitant devant le second «si» : et si on le faisait sauter ? «Ce si peu de chair éclatant dans tant de noir»... «Éclatant», du coup, ne serait pas seulement adjectif, mais verbe actif ; il éclaterait, au lieu de simplement briller... Mais non. Trop explosif. Manet n'est pas un Fauve...
Des beautés de ce genre, subtiles et fortes, pullulent dans Un chasseur de lions, comme dans tous les livres de son auteur. Mais on risque de ne pas les voir, tant on est captivé, pressé de lire la suite. Le lion de Rolin, on se le dévore.