Dans son Antimanuel de littérature, François Bégaudeau consacre une page (la 129) à ceux qui écoutent la musique d'un texte, qui s'évertuent à chercher des correspondances entre les sonorités d'un mot, d'une phrase, d'un passage, et les objets, les images, les sentiments décrits par eux. Ce qu'il appelle "les équivalences phoniques allègrement repérées par les étudiants obsédés par l'objectif de tirer sens de la forme, et si contents de faire entendre les battements audibles de Et mon cœur n'était que tes pas de Valéry, ou de débusquer une bonne vieille allitération en p mimétique de la pétrolette pétaradante de Patrick Papin, ou encore une abondance de i qui chantent la joie, comme le démontre implacablement le Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire expiré par Phèdre."
On sent là une certaine ironie, mais c'est le chapitre entier qui noie dans le ridicule ces pédants, ces ringards qui dans un texte osent étudier "la forme" — comme l'auteur appelle ça. La "paraphrase" à quoi ces gens-là se livrent est même qualifiée de "crétinisme tautologique" et l'on comprend qu'après une telle fessée l'amateur de musique des mots que je suis se sente profondément péteux.
Ce chapitre de l'Antimanuel, pour tout dire, me chagrine plus encore que le reste, pour plusieurs raisons. Comment ne pas éprouver de la compassion, d'abord, pour l'élève Bégaudeau qui a tant souffert à l'école ? Sa diatribe sent un peu la rancune recuite, le coup de pied de l'âne décoché aux cadavres de ses profs, ces salauds qui l'ont si salement saoulé. Des nuls, sûrement. Ils auraient dû pour commencer lui expliquer le b,a, ba, à savoir qu'un son donné n'a jamais une seule valeur, mais au moins deux visages possibles. Que le [i], par exemple, son clair qui exprime naturellement l'excitation, le plaisir ("Les cris aigus des filles chatouillées" de Valéry) ou l'éclat, le brillant ("Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui" de Mallarmé), peut tout aussi bien, comme dans ce même poème de Mallarmé (qui aligne 33 [i] en 14 vers !) se mettre à évoquer peu à peu le froid du givre ou du glacier ainsi que l'"l'horreur du sol où le plumage est pris". C'est le côté strident du [i], qui vrille l'oreille, dont Racine fait un usage sublime dans le vers cité plus haut, lequel exprime une tristesse infinie — même si la place des quatre [i], toutes les trois syllabes, leitmotiv obsessionnel, joue là un rôle décisif.
Ensuite, ces connards de profs n'ont pas appris au petit François à vérifier ses sources, non contents de lui avoir lu Valéry de travers. Eh oui : le parfait poète n'aurait jamais écrit "Et mon cœur n'était que tes pas", avec ce ke-ne-te-ke-te-pe de talons aiguille, alors que la femme mystérieuse qui s'approche de lui a les pieds nus. Version originale :
"Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas."
Ce qui change tout. "Vécu", "vous", "vos"... La dominante, c'est le [v], le son le plus voluptueux de notre langue selon Gracq — le [v] tendrement vibrant sur la lèvre, dont la mollesse délicieuse peut aussi virer au veule et au vil, dans d'autres contextes.
Curieux, non, ce "vous" ! La femme a été tutoyée tout du long, et l'on ne sait pas à quoi "vous" renvoie. "Vous attendre", passe encore, ce sont peut-être "les dons que je devine" qui "viennent à moi sur ces pieds nus". Mais "vos pas" ? Les pas de qui d'autre ?
Je me plais à imaginer que ce "vous" énigmatique, si arbitraire, si discrètement incongru que je le remarque aujourd'hui seulement, a été soufflé au poète par des considérations d'abord musicales ; qu'une trouvaille admirable est issue d'une contrainte formelle.
Quand à la pétrolette à Patrick, Bégaudeau connaît-il cette nouvelle d'Annie Saumont, dans La terre est à nous, qui commence par "En poussant la porte j'ai vu papa pendu par les pieds à la poutre pourrie du plafond", superbe coup de poing verbal, où le grotesque et le tragique s'exacerbent l'un l'autre ? A-t-il lu, dans "Le cygne" des Histoires naturelles de Jules Renard, ceci : "Mais qu'est-ce que je dis ? Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver" ? Les coups de bec des [k], puis l'alternance grasse et molle des [v] et des [r] ? L'effet est moins appuyé, un lecteur pressé passera sans rien voir, et pourtant ces lignes du Renard, comme celle de la Saumont, acquièrent une présence sonore et même coup le frémissement de la vie. Car la prose, elle aussi, c'est de la musique — du moins la prose des vrais écrivains.
On peut sans doute se poser la question : doit-on proposer d'aussi subtiles délices à des gamins qui n'ont qu'une envie : aller jouer au foot, ou aux lecteurs des Gavalda, des Begbeider, des Bégaudeau, qui n'ont pas ces friandises à se mettre sous la dent, qui peuvent lire à toute allure et avaler sans mâcher ? Chacun est libre de lire comme il veut, ou comme il peut, et il m'arrive à moi aussi de tourner vite les pages, mais mon plus fort chagrin, en lisant cet Antimanuel, c'est de voir un type, qui serait en position d'éduquer ses lecteurs, les flatter ainsi dans leur paresse naturelle. Il y a de la beauferie dans cette espèce de populisme littéraire. J'ai du chagrin quand je pense à tous ces chauffards de la lecture qui se tapent le 150 pages à l'heure, comme d'autres filent sur l'autoroute sans rien voir des beautés du pays.
La musique des mots, je crois que les profs en parlent non pas trop, mais pas assez. Il faudrait y aller plus à fond, de façon plus concrète, plus physique, plus ludique. Régresser davantage : non pas jusqu'au niveau de l'ado ricanant sur sa mob, genre Antimanuel, mais à la petite enfance du ba-be-bi-bo-bu. Celui qui joue avec les sons est en même temps un esthète aguerri et un bébé rigolard. Autrement dit ces plaisirs sont accessibles à tous, et je rêve de nous voir sans cesse plus nombreux à marcher lentement dans la forêt des mots, attentifs aux moindres bruits, les savourant avec gourmandise, au lieu d'être rendus sourds par le bruyant Bégaudeau et par les pétarades de sa putain de pétrolette.