PHRASES MAL FICHUES


Michel Bernardy, qui fut longtemps comédien avant d'enseigner au Conservatoire, est l'auteur d'un traité sur la diction (Le jeu verbal, aux éditions de l'Aube) qui ne s'adresse pas seulement aux diseurs. Il rappelle aux écrivants ce qu'ils ne doivent jamais oublier : leur travail est éminemment dramatique. Toute phrase est une courte scène où l'intensité doit monter crescendo, et tenir le lecteur en haleine jusqu'au coup de théâtre final. Une phrase, dit Bernardy, a deux parties : le «lancé du discours», «partie suspensive», «partie montante» ; puis sa chute. Elle dessine l'arche d'un pont, ou une vague et sa retombée.

Conclusion : il faut organiser soigneusement la phrase en fonction de sa fin, où l'on placera ce qu'elle a de meilleur. Préparation, révélation. Un B, A, BA que beaucoup de gens qui écrivent semblent ignorer, ou dédaigner.


«Tous ces désagréments... nous avaient rendu odieuse à tous deux la vie commune.»

Le sommet de la phrase : «à tous deux». Le désastre est général. Au lieu de noyer dans la masse l'information essentielle, il fallait terminer par là.

Dans la même traduction : «Lui ? fit aussitôt avec un frémissement de colère Mlle Caporale.» Comment ne pas voir que le mot de la fin, celui qu'on va laisser résonner longtemps, c'est «colère» ?


«...une langue râpeuse, pleine d'expressions que je ne connaissais pas et qui faisait de lui un original ou un sauvage, aux yeux de bien de nos condisciples.»

Elle était bien partie, cette phrase, dommage qu'elle se dégonfle ainsi mollement au lieu de s'achever sur le mot le plus fort : «sauvage».


«Il flottait dans l'air une odeur de merguez grillées, de praline, de barbe à papa et de sueur sous les aisselles.»

Je serais plus frappé par une odeur «d'aisselles en sueur».


«...Je me frayai un passage à travers le groupe effaré et quittai en toute hâte le bistrot.»

Ici, c'est doublement raté : en éclipsant la hâte, le bistrot final immobile casse l'effet, et de plus, mettre le bistrot en fin de phrase alors qu'on le laisse derrière soi, c'est littéralement un contresens.


«À présent, Rimbaud se transformait en slogan publicitaire dans la bouche du patron.»

Phrase deux fois calamiteuse elle aussi. D'abord, il fallait terminer sur ce qu'il y a de plus piquant et inattendu : le «slogan publicitaire». Ensuite, éloigner Rimbaud de la bouche détruit l'image frappante du poète, tel Jonas happé par la baleine, mâché puis recraché par le patron. À «Rimbaud se transformait dans la bouche du patron en slogan publicitaire», je préfère «Rimbaud dans la bouche du patron se transformait en slogan publicitaire.»


«Je pense qu'au-delà d'un certain revenu l'argent s'insinue, sans nécessairement corrompre, au plus profond des femmes et des hommes.»

Ici, le problème est à l'intérieur. L'ordre des mots ne va pas dans le sens de la phrase : mettre «sans nécessairement corrompre» après «s'insinue», c'est nuancer, contredire celui-ci, alors qu'il faudrait, la fin de la phrase faisant foi, insister sur la corruption en plaçant la concessive avant le verbe qui viendrait ainsi le neutraliser en ayant le dernier mot : «...l'argent, sans nécessairement corrompre, s'insinue...»

À moins que l'auteur, journaliste au Nouvel Obs, tiraillé entre son côté Gauche et son côté Caviar, n'ait inconsciemment voulu atténuer sa diatribe, défaire son ouvrage en douce, puisque après tout il se vise là lui-même ?


«Les vêtements les mieux taillés paraissaient informes et fripés sur mon dos.»

Même topo, se dit-on : il faut terminer sur «informes et fripés».

À moins que l'auteur ici n'ait voulu, plus malin que moi, terminer exceptionnellement par la partie faible, pour produire à point nommé une phrase elle-même plate et informe ?



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