DIRECT / INDIRECT


Le nouveau retraité que je suis aura bientôt le temps, j'espère, de s'attaquer à une version augmentée du Verbier, regroupant le texte original de 2000, les Coups de langue publiés en 2007, ceux que je continue d'écrire ici même et la masse de notes qui continuera de s'accumuler tant que je lirai.

J'aimerais bien, dans ces notes, explorer des dimensions nouvelles, mais je m'aperçois que la plupart du temps mes remarques s'inscrivent dans les rubriques de la première version. Pourtant il y a sûrement des manques dans cette première approche.

L'usage des discours direct et indirect, les passages insidieux ou soudains de l'un à l'autre, je m'aperçois que j'en ai déjà parlé, de façon très fragmentaire il est vrai. Je citais, dans le premier Verbier, sur une petite page, Annie Saumont et Jean Echenoz. Aujourd'hui je ramène dans l'épuisette des phrases d'Echenoz encore, Tanguy Viel, Jean-Luc Benoziglio et Philippe Adam — tous nos contemporains. Avant eux, un usage insistant et virtuose du discours indirect, chez Flaubert par exemple (et qu'attends-je pour le décortiquer ?), mais quant à jouer entre direct et indirect, par sauts ou glissades, non, rien — ou ai-je mal regardé ? Terrain à creuser.

On dirait pour l'instant qu'il a fallu attendre notre époque pour que des auteurs par ailleurs très différents osent jouer avec la langue, la rendant plus souple et plus vive.


«Il se tourne avec brusquerie vers son compagnon et lui dit qu'Allez l'Asperge : au boulot.» Jean-Luc Benoziglio, Cabinet portrait.

Était-il besoin de mentionner la brusquerie ? Elle est si bien dite par la syntaxe ! Cette demi-syllabe, «qu'», ce presque rien, suffit à faire faire une sacrée embardée à la phrase — exactement ce qu'il faut pour secouer le personnage.


«Le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. Je ne vois qu'une solution : appeler Zogheb.»

Le «lui» de la première phrase, le «je» de la seconde, c'est la même personne. Le discours direct arrive sans crier gare, comme pour faire voir la décision soudaine, la tentative de briser l'étau comme par surprise. On reconnaît là Jean Echenoz et sa brusquerie douce.

Deux lignes plus bas :

«On est content de se parler, de s'entendre et bien sûr qu'on va se voir et pourquoi pas tout de suite.» Ici, au contraire, le discours direct vient affleurer en douceur, comme la vie revenant peu à peu.


«...absurde, ai-je dit à Lise, (...) le prix du luxe, ai-je repensé, mais que ce luxe comprenait une âme et que cette âme se prénommait Lise, et que Lise c'est pas n'importe qui...» Tanguy Viel, Insoupçonnable.

On va du direct, quand il parle («absurde, ai-je dit à Lise») à l'indirect quand il pense («mais que ce luxe comprenait une âme»), mais en passant par une phase transitoire, encore au style direct («le prix du luxe, ai-je repensé»), mais comportant le verbe («repensé») qui permet de passer à l'indirect. La fin de la phrase étant à la fois indirecte par le «que» et directe à nouveau par le temps de verbe («c'est pas»). Une espèce de syntaxe cubiste, à la fois face et profil, ondoyant de l'un à l'autre comme pour dire l'hésitation, la division intérieure.


«— Complètement. D'ailleurs, moi je préfère celui-là, s'emballa Norbert, exhibant un petit type (...) dont Clémence n'aurait certainement pas su quoi faire et qui lui serait à coup sûr resté sur les bras, le jour où elle aurait voulu s'en débarrasser et le recaser à une de ses copines.

— Quelles copines ?»

Philippe Adam, La société des amis de Clémence Picot.

Astucieux effet de surprise jouant sur l'équivoque entre discours narratif et discours rapporté. On croit que le passage depuis «dont Clémence» représente la pensée de Norbert, avant de comprendre soudain, quand l'autre personnage y répond, qu'il s'agissait de ses paroles. Effet de surprise cocasse, humour grammatical, avec aussi, peut-être, de façon subliminale, l'impression qu'il s'agit tout de même d'une pensée, que l'interlocutrice a le pouvoir de lire les pensées...



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