LA MAJUSCULE


Pompeuse, prétentieuse, je ne raffole pas de la Majuscule. Son nom lui-même dit tout, qui après un début majestueux se dégonfle et bascule dans le ridicule. Parfois encombrante et d'allure désuète, elle m'enquiquine avec ses manies : le protocole qui régit son emploi — d'une complication extrême, de quoi remplir un livre entier — est à la fois rigide et flou, ce qui pose par moments des problèmes agaçants, quoique minuscules.

Je ne suis pas seul à la bouder : on dirait qu'elle se fait plus rare. Ce qui désole certains vieux réacs, Jean Clair en tête, lequel voit dans le déclin de la majuscule (il l'appelle «capitale», il a raison, ce n'est pas tout à fait pareil) une «fureur égalisatrice». «On fauche ce qui dépasse, on décapite les capitales.» C'est très clair, en effet : d'un côté Sa Majesté la Majuscule, de l'autre une bande de sans-culottes ignares et violents.

Parmi les mille subtilités de l'usage des capitales, je me limiterai à quelques points précis.

D'abord, les titres d'œuvres. J'ai vu un livre, oublié lequel, publié chez un excellent éditeur, qui s'intitulait, mettons, Le Sentier sur la couverture et Le sentier à l'intérieur. La première graphie, traditionnelle, est aussi la plus répandue, hélas ; la seconde peine à s'imposer malgré sa clarté — elle seule permettant de savoir si ce sentier-là est un chemin ou un quartier de Paris.

En fait je ne la déteste pas, la majuscule : si je souhaite un peu de retenue dans son emploi, c'est pour son bien. Toute inflation la dévalue. Sans la liberté de minusculiser, il n'est pas de majuscule flatteuse. Sans ces majuscules de convenance à l'ancienne, parfaitement inutiles, non seulement tout est plus clair, mais chaque majuscule acquiert un sens et devient expressive. Gardons-les donc précieusement pour les moments de solennité, ou de grandiloquence comique, et accordons toute liberté au scripteur.

Supposons qu'un certain Proust publie un grand roman dont le héros est le Temps. Logiquement il écrira À la recherche du Temps perdu, et non À la Recherche du Temps perdu comme André Ferré dans la «Note sur le texte de cette édition» de la Pléiade version 1954, où la majuscule du Temps se trouve noyée, banalisée, ou À la recherche du temps perdu comme André Maurois dans la préface à la même édition, ce qui fait du Narrateur un glandeur qui passe son temps à le gaspiller.

Le français, contrairement à l'allemand, ne colle pas d'autorité une majuscule à tous les noms communs, et Jean Clair le lui reproche, accusant notre langue d'être «superficielle». Selon lui, «Qui minusculise les substantifs ne croit pas à la substance», nos noms communs sont des objets et non des personnes ou des concepts et voilà pourquoi les Français sont moins forts en philosophie. Oui, mais en allemand, le Titre du Roman de Jacques Chauviré, La Terre et la Guerre, deviendrait d'une totale Platitude. Alors qu'ici, remarque Gilles Ortlieb, le préfacier, «les majuscules s'imposent, tant on a l'impression de se retrouver, comme avec les substantifs allemands, confrontés à des entités aussi pleines que le Monde, la Loi ou le Temps.»

Tout le monde est appelé, de par la Loi, depuis quelque temps, à distinguer par une majuscule les noms de marques déposées. Je dois donc, sur le Formica, dîner d'un Fjord au Candérel sorti du Frigidaire. Fjord, à la rigueur — même s'il est évident que je ne vais pas bouffer un bout de Norvège. Mais du Formica ! De tels chichis pour un matériau si humble ! Un Frigidaire ! comme si l'usage n'avait pas adopté depuis longtemps le mot et rendu commun ce nom propre, et comme si cette mutation n'était pas une consécration éclatante, en même temps que la meilleure des pubs ! Conséquence de cette loi idiote : je ne me sers plus que d'un frigo, envoyant M. Frigidaire se faire foutre.

Lorsque M. Mobylette fait un procès aux minusculisateurs de sa marque déposée, c'est lui qu'il faudrait traîner en justice. Pour accaparement abusif d'un mot qui ne lui appartient plus depuis que la langue française l'a adopté. Et aussi pour incitation à la conduite dangereuse : une majuscule, c'est lourd pour un aussi humble engin, qui surchargé ainsi croule sous le ridicule.

Eau de Cologne ou de cologne ? Cologne est une ville, je sais, mais qui pense encore à elle en se mettant du sens-bon ? Je me verrais assez bien mettre une majuscule à une eau de luxe, et l'enlever pour du bon marché.

Je ne voudrais pas qu'on supprime la majuscule en début de phrase, «la majuscule déployée en oriflamme» dont parle joliment Cavanna : cette balise, nécessaire à la clarté, est aussi une donneuse d'élan énergique et joyeuse, locomotive suivie de ses wagons. Mais je me surprends parfois, sur Internet où l'on écrit aussi vite qu'on parle, à sauter majuscules et ponctuation

et l'absence de ces repères libère quelque chose

une écriture soudain plus souple et fluide et planante

et je me dis qu'on pourrait peut-être essayer

d'étendre cette pratique à certains textes

comme font depuis longtemps les poètes mais cette fois en prose

ou dans quelque chose dont on ne saurait plus

si c'est Prose ou Poésie



*  *  *