PLAISIR ET SOUS-FRANCE


Jean Clair, vieux ronchon, voit dans l'usage du jeu de mots «l'envie ignoble du clin d'œil, qui est la complicité des médiocres.» On dit du grand traducteur Pierre Leyris que «les calembours lui causaient un violent dégoût. Les contrepèteries, même drôles, le mettaient mal à l'aise. Au fond, tout jeu de mots gratuit, même bénin, était pour lui un sacrilège inavoué à l'encontre du Verbe.» Ces deux messieurs ne sont pas les seuls, oh que non, à écraser de leur dédain tous ces délits verbaux — comme disait ce Lapointe qui tant m'ébaubit.

Un acte qu'on présente comme gratuit, anodin, susciter d'aussi violentes réactions ? Quel paradoxe — et quel hommage !

Calembours, mots-valises, à-peu-près, paronomases, même salade, même rapprochements indus, mêmes chevauchements copulatoires de deux (ou plusieurs !) mots que le dictionnaire avait séparés chastement. Les deux mots peuvent aussi être simplement accolés : lorsque François Dufay, biographe des Hussards, accuse Antoine Blondin de s'être noyé «dans l'alcool et les calembours», il ne joue pas moins avec les mots, acoquinant dans ce zeugma un sens quasi-littéral et un autre figuré, et il fait bien : sa pirouette suggère que fricoter avec les mots est une ivresse...

Est-il encore besoin de justifier le jeu de mots ? Sa fonction hilarante, et par là-même thérapeutique, suffirait à le rendre précieux. «Je mettrais le chagrin en boîte avec un jeu de mots facile», dit Valérie Rouzeau. Cela ne marche sans doute pas à tous les coups, mais ça aide, surtout quand au rire s'ajoute l'admiration devant l'ingéniosité de l'artiste, et aussi, plus subtilement, devant son sens de la dérision. Ophélie ? «L'eau fait lit !» Gentil et joli pied de nez à la tragédie shakespearienne, merci Ludovic Janvier. «Une bouteille à la merde»... «Rien ne cancer de mourir, il faut partir à temps.» Il y en a comme ça des dizaines dans Cabinet portrait de Jean-Luc Benoziglio, un spécialiste du genre, dont l'humour noir, le penchant pour le sucré-salé fait avaler plus facilement toutes sortes de malheur. «Encore un cil vous plaît mon amour sur la joue», syntaxe indécise, un peu égarée comme quand on aime et désire, miroitante, clin d'œil infime dont tout est ensoleillé — encore Valérie Rouzeau, encore du bonheur.

Usage plus réaliste chez d'autres auteurs où le jeu de mots est censé venir des personnages : il serait involontaire, étant produit par des gens qui ne connaissent pas bien la langue. Dans Le soi-disant d'Yves Pagès, l'enfant narrateur dérape dans les mots, invente «vexatile» (vexer + versatile), «paparasite» (paparazzi + parasite) la montre «waterplouf et autres joyeusetés. Dans Une virée d'Aziz Chouaki, un maghrébin s'exclame superbement : «Je me sue à lui expliquer.» Chez Rachid Djaïdani, la voiture d'un délinquant a une «boîte à gang», le bunker s'écrit «boumkoeur», et tandis qu'un immeuble dans la cité «s'enfonce peu à peu dans la sous-France», la nuit de banlieue est éclairée par toutes ces fusées de poésie. Autrement dit : l'immigré se réapproprie la langue, on ne sait s'il parle moins bien ou mieux, et dans la merde où l'on se trouve les mots sont un remède, ou même une arme.

Même procédé dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint, où un Chinois parlant mal l'anglais prononce «forget» comme s'il disait «fuck». Ce qui donne :

«Don't fuck that, me dit-il en me le rendant, et il eut un sourire de satisfaction ambigu.»

Le personnage lui-même est ambigu, son rôle mal défini, mais il semble bien être là, entre autres, pour espionner le narrateur et très précisément l'empêcher de fucker. Ici le personnage n'est pas grandi par sa faiblesse linguistique, au contraire, mais le gagnant, c'est le roman lui-même, le langage devenant un personnage, inquiétant, traître, avec ses doubles fonds et doubles sens menaçants.

Raptus, de Diane Meur (quel nom déjà !) : on agresse le héros, on le brûle, et tandis qu'il prend feu, se sentant transfiguré en prophète d'Israël, il s'écrie : «Feu-je !» À savoir : Je suis feuj (juif en verlan) et en même temps Je suis en feu ! Ici on ne rit plus sans doute ; en ce moment paroxystique le jeu de mots révèle sa nature profonde : parole miraculeusement multiple, parole secrète à décrypter, ayant partie liée avec le sacré.

Le jeu de mots, derrière sa bouille de rigolo, cache toujours un sérieux secret.



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