VERS QUI BOITENT


«J'ai disloqué / ce grand niais / d'alexandrin !»

C'est donc Victor Hugo qui a commencé : le vers de douze syllabes, invariablement divisé en deux parties égales de six syllabes chacune, se retrouve ici coupé en trois morceaux, 4+4+4. Pauvre alexandrin, il n'a pas fini de souffrir : les agressions vont se multiplier, s'aggraver.

Leconte de Lisle, par exemple. Ce poète jadis célèbre passe aujourd'hui pour froid, académique et pour tout dire illisible. Ceux qui auront la curiosité d'y aller auront de bonnes surprises, telles ces menues audaces qui prouvent une oreille sûre et un solide métier. Il écrit, dans «La forêt vierge» :

«Sur le sol convulsif l'homme n'était pas né

Qu'elle emplissait déjà, mille fois séculaire,

de son ombre, de son repos, de sa colère...»

L'alexandrin ternaire de M. Victor était accentué régulièrement sur les finales de ses trois parties ; le troisième vers, ici, est nettement moins classique. Le e muet d'»ombre», cette syllabe muette là où l'on attendait un temps fort, est comme un trou où le vers se prend les pieds ; la machine bien lancée, un peu ronronnante, soudain trébuche, comme si le sol traître de la forêt vierge, avec sa colère cachée sous son calme apparent, se dérobait sous nos pas ; tout ralentit, l'ombre s'étend. Le vers s'étale, aux deux sens du mot.

Toujours Leconte de Lisle :

«Le sable rouge est comme une mer sans limites...»

On pourrait évidemment lire ce vers en coupant après «comme», classiquement, platement, mais ce serait lui faire violence et l'aplatir, alors que tout naturellement il se divise en trois, selon un schéma boiteux, 4+5+3, certainement rare à l'époque, ou plutôt il ne se divise pas — au moins à la fin. Après le premier segment, alors qu'on attendait un 4+4+4 des familles, un groupe de cinq syllabes, débordant la césure attendue, l'effaçant, nous emmène juste au bon moment dans le débordant, l'illimité, à l'image de la mer.


Autre poète oublié, dédaigné aujourd'hui pour sa prétendue ringardise : Francis Jammes. Pour ce qui est de casser les rythmes, cependant, Jammes est passé maître.

Les coupes ci-dessus gardaient un pied dans l'équilibre des rythmes pairs. Le 7+5 ou le 5+7, eux, sont une transgression plus extrême encore : pas un seul point de repos dans le vers ! Je crois me souvenir que ces rythmes-là sont déjà dans Rimbaud et Verlaine, mais il me semble que ces deux-là en font un usage avant tout destructeur, provocateur — un marqueur de rupture avec la tradition. Alors que si Jammes brise le vers, c'est pour le reconstruire autrement. La cassure installe une atmosphère plutôt douce :

«Parfois, je suis triste. Et, soudain, je pense à elle.»

Première moitié plus courte, comme racornie par le chagrin. Puis soudain l'expansion, l'élan, le bonheur qui déborde. Un 5+7 on ne peut plus expressif.

Jammes toujours, mouvement contraire en 7+5 :

«avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques

et le berger / fatigué // traînant ses sabots.»

Dans un poème normalement balancé jusqu'alors, voici le berger qui ne tient pas la cadence, ralentit de 7 à 5, faisant boiter le vers autant que lui.

Ce sont là boiteries passagères, suivies de rétablissements. Mais un autre poème de Jammes, truffé de vers inégaux, s'achève ainsi :

«Une ruche. Un mouton. Un laurier-thym et puis

une tombe où, respectueux, on jette du buis.»

Cette fois on termine sur cette débâcle rythmique du 4 + 3 + 5. Tout se défait. On s'arrête devant la tombe. Fin du mouvement, mort, décomposition.



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