VERTUS DU POINT-VIRGULE


Cavanna crache dessus : «Ce parasite, ce timoré, cet affadisseur, qui ne marque que l'incertitude, le manque d'audace, le flou de la pensée...» Moi-même, relisant ma traduction de Toi au moins, tu es mort avant, qui date d'il y a quinze ans, je viens de virer tous les points-virgules, les trouvant trop littéraires pour ce texte proche de l'oral. Mais Cavanna, c'est pas le bon Dieu, et moi je l'aime le point-virgule, j'en ai besoin pour mes écritures perso. Cette page à sa gloire pour me faire pardonner.

Le point-virgule est précieux quand la matière est complexe : pour bien construire, bien distinguer les plans, les parties et les sous-parties, bref, pour dissiper «le flou de la pensée», on n'a pas trop du point, de la virgule et de ce «sous-point» ou «supervirgule», comme le dit joliment Diane Cuypers. Il met de l'ordre, il clarifie et là le père Cavanna se fourre grave le doigt dans l'œil.

Il est précieux aussi (le point-virgule, pas Cavanna) pour donner du moelleux, de la légèreté : mis à la place d'une virgule, il produit un rubato infime, laissant la phrase retomber un peu plus pour rebondir de plus belle ; mis à la place du point, il empêche la phrase de toucher terre, de s'arrêter, il la maintient en suspens, en éveil.


«On tremble de laisser échapper un mot qui peut être mal interprété ; on ne peut plus penser par la poste ; je n'écris point au président Hénault ; mais je lui souhaite comme à vous une vie longue et saine.»

Voltaire à Mme du Deffand.

Le second pourrait être un point, et le troisième une virgule ; ces points-virgules en rafale font prendre à la phrase un rythme sautillant, nerveux, mais souple ; sans les points la phrase va plus vite, et à la vivacité s'ajoute la cocasserie grâce à l'effet de coq-à-l'âne ainsi produit. Comme dans cette autre phrase du même Voltaire :

«...je vous adresse mes plaintes, madame, parce que vous avez du goût ; et je vous prie de crier à pleine tête contre cette barbarie ; voilà ma lettre finie, je vais voir mes greniers et mes granges...»


Le point-virgule ayant donc quelque chose de félin, Baudelaire ne pouvait qu'en jouer dans son sonnet «Le chat» :

«C'est l'esprit familier du lieu ;

Il juge, il préside, il inspire

Toutes choses dans son empire ;

Peut-être est-il fée, est-il dieu ?»

Ce chat-là est immobile, sans doute ; mais l'absence de points, en mettant la phrase comme sous tension, le montre aux aguets, plein d'énergie rentrée.


«Je me rappelle que j'ai joué autour de ce tas de sable ; il y a longtemps ; j'étais si petit que je me distingue à peine».

Henri Calet.

On attendait une virgule après sable ; le pt-virgule ralentit la phrase, mais sans l'arrêter ; il la tient suspendue, comme la mémoire qui hésite.


«Tout était encore confus et se heurtait dans son cerveau ; le trouble y était tel qu'il ne voyait distinctement la forme d'aucune idée ; et lui-même n'aurait rien pu dire de lui-même, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup.»

Victor Hugo, Les misérables.

Trois vagues de longueur croissante, que les points-virgules délimitent et signalent mais sans briser le mouvement d'ensemble. «La tempête gronde et enfle en un mouvement continu et submerge le personnage», commentent Olivier Houdart et Sylvie Prioul dans leur excellent ouvrage, La ponctuation ou l'art d'accommoder les textes. (À noter que dans cette phrase de commentaire mimétique, le rôle du point-virgule est tenu par le «et».)


«Il était là, seul. De temps à autre, le tramway passait ; ou un camion.»

Raymond Queneau.

On s'attendait à ce que la phrase reparte ; fausse joie cruelle. C'est là l'un des points-virgules les plus désolés que je connaisse.


Mais attention à l'excès ! Cette ponctuation haut de gamme devient chez certains, comme chez Beauvoir, un signe extérieur de richesse intellectuelle indiscrètement affiché, un colifichet frimeur dont le cliquetis porte bientôt sur les nerfs.



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