«...cette taille et carrure de rugbyman».
Au lieu de «et cette carrure». Rien qu'un petit mot omis, mais il donne à la phrase toute sa densité. Ce n'est pas seulement une question de concision : taille et carrure se fondent en une seule notion, une seule réalité massive. Dans cet infime détail, une sacrée puissance.
L'auteur de cette phrase (oublié noter nom) n'est pas notre seul avaleur de mots. Certains de nos contemporains, et non des moindres, vont plus loin encore et ce qui me touche, entre autres, dans ce langage raccourci, c'est son ambivalence.
François Bon : «...les sacs posés au sol devant lui dans un ordre qu'il semble avoir conçu pour mobile précis.» Ce petit «un» qui manque, est-ce accélération ou boiterie ? Le langage est-il ainsi dopé ou déglingué ? (Il «semble» : on n'est pas sûr.)
Chloé Delaume : «...trois cachets [au] fond [du] gobelet...» «...du sang qui afflue [au] grand galop...» «...je ne suis plus qu'une boule tricotée [de] crispations...» «Le Grand Salon est encore empourpré [de] remugles [et d' ?] échos [de] jadis.» Ce langage essoré, réduit à l'élémentaire, est-il plus compact que l'autre ou à l'inverse troué, lacunaire ? Plus lourd ou plus léger ?
Tanguy Viel : «...un geste que d'habitude jamais.» Familière ou recherchée, cette élégante désinvolture ? Proche de l'oral, ou très écrite ?
Pierre Autin-Grenier : «depuis lurette», la lurette cessant pour une fois d'être machinalement belle. Parfois la langue apparaît ainsi plus brève, plus vive, dotée d'une fraîcheur nouvelle.
Bon : «Elle avait une façon de prononcer le nom de son copain, la fille, où résonnait ce tous les deux comme une évidence déjà brisée, comme un rêve auquel pas question de renoncer, et déjà pas plus qu'un rêve.» Ici, sans doute, l'ellipse dit surtout la déglingue. Mouvement progressif, en deux temps : 1) auquel [il n'était]... 2) et [qui] déjà [n'était] pas plus... La syntaxe se défait peu à peu en même temps que le beau rêve d'amour.
Autin-Grenier : «Leur caravane, comme ravagée par [la] peste et [un] tremblement de terre...» «qui leur faisait venir [la] bave aux lèvres» «ayant patiemment représenté dans la poussière [une] vaste scène de désolation où l'on pouvait voir [des] maisons d'une croix rayées et [des] animaux de colossale espèce...» Signe de modernité, annonce d'un français futur délesté de ses articles, ou retour à un état ancien de la langue ?
Delaume : «s'incruster crâne et couenne». Impressionné par ce télescopage extrême, les mots qu'on prend dans la gueule, vus de si près que le sens devient flou. On peut comprendre «[dans le] crâne et [la] couenne», mais aussi que ce qui s'incruste devient crâne et couenne, mots à la fois collés-frottés l'un à l'autre et jouant librement.
Nos contemporains ont-ils tout inventé ? Je leur vois au moins un prédécesseur : l'ahurissant petit duc de Saint-Simon.
«...le Roi, accoutumé à ne se contraindre pour rien, et gâté par [le fait d'] avoir vu voyager ses maîtresses grosses...» «Le Roi, après s'être chaussé et [avoir] parlé à quelques uns...» Dédain superbe des usages communs (il s'agit bien, dans le second exemple surtout, de fautes caractérisées !). Avec un vif, un foudroyant qui nous époustoufle encore, l'audacieux laisse tomber l'accessoire pour galoper droit au but, impatient et impérieux dans son royaume de mots comme Louis XIV dans le sien.