ACTIONS ABSENTES


François de Cornière, Boulevard de l'Océan, textes brefs. Le premier, «L'épervier», une page seulement, toute entière au plus-que-parfait. Voilà donc, par la grâce de ce temps verbal, un texte hanté : le plus-que-parfait implique une action passée, ultérieure à lui, laquelle n'apparaît pas mais on sait qu'elle existe. Impression d'inachevé, de suspens. Toute la page plane sans toucher le sol, comme l'épervier. Grâce à la grammaire, moment magique, miraculeux.

Cornière est de ces auteurs subtils, virtuoses du demi-mot et du non-dit, qui écrivent avec les vides autant qu'avec les pleins. Dans le même livre, autre exemple de présence / absence. Début de «La mer par la fenêtre» :

«La mer par la fenêtre, et l'on ne fait plus rien.»

L'absence de verbe dans la principale est rendue plus frappante, car plus forcée grammaticalement, par la présence d'un verbe dans la subordonnée. Du coup la mer apparaît dans toute son immobilité — plus immobile que si l'auteur avait écrit, comme il l'a peut-être fait dans un premier brouillon : «La mer est immobile». Cette mer existe encore davantage. Comme si ce silence nous disait, non seulement : «La mer est immobile», mais «La mer est».


Le plus-que-parfait encore et un effet un peu similaire dans Pendeloques alpestres de Charles-Albert Cingria. Le récit d'une marche en montagne démarre au passé simple comme il se doit mais bientôt, sans crier gare : «Après deux heures de cette marche, estimant qu'un peu de repos était nécessaire, je m'étais assis sur une racine. Lui avait fait de même.»

Ce plus-que-parfait là aussi reste la patte en l'air, sans l'action au passé simple qui devrait suivre. Une différence : le récit repartant, l'action manquante est aussitôt oubliée, à supposer qu'elle existe. Pas de beau fantôme errant ici. Que fabrique-t-il donc, Cingria ? N'y aurait-il ici qu'une humeur primesautière, une ruade légère dans les brancards, le désir d'affirmer sa liberté par un geste grammatical insolite ?

Ce n'est sûrement pas tout. Dans «je m'étais assis», il y a à la fois s'asseoir et être assis : sans cesser de voir l'action de s'asseoir, on voit aussi le résultat. Ce qui est sous-entendu, ce n'est plus une action mystérieuse comme tout à l'heure, mais un état : plan fixe sur les deux hommes assis. On les voit sans qu'il soit besoin de les décrire.

À moins que le but premier de l'auteur soit simplement de créer un climat d'étrangeté. Juste après, apparaît une main à six doigts. Commentaire immédiat : «Ç'aurait pu être le début d'une histoire fantastique.» Usage subtilement dramatique d'un temps a priori plutôt lourd, qui se montre ici habile à introduire un rien de flou, de jeu dans la phrase, tel un mammouth ébauchant un entrechat.



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