TORDEUR DE PHRASES


En lisant Pierre Autin-Grenier, soyons attentifs, il se passe un tas de choses. Dans L'ange au gilet rouge, un livre ancien que réédite Gallimard, on remarque tout un travail sur l'ordre des mots, à base de menues torsions.


«[il] picora d'un peu tous les plats et se fit même une ventrée de tartelette aux pommes par le petit monstre préparées». On sait — c'est même le béaba de l'écriture — que le dernier mot de la phrase occupe la place d'honneur. Ici, cependant, l'inversion sert sans doute moins à mettre en valeur «préparées» qu'à placer «monstres» en retrait, pour l'empêcher de s'étaler indûment. Message implicite : monstre, d'accord, mais rien qu'un petit monstre...


«Sa détestable habitude, à l'abri les chèvres et verrouillée la porte de l'étable, de fumer une dernière pipe à la fraîche...»

«Une fois les chèvres à l'abri...» est jugé trop long, mais la suppression d'»une fois» rend nécessaire l'inversion, faute de quoi on pourrait croire un instant que «les chèvres à l'abri» sont le sujet d'une proposition nouvelle. Cette inversion, loin d'être un pis-aller, sert la phrase. Elle fait ressortir les premiers mots (ils arrivent par surprise), mais aussi les derniers : l'action de mettre à l'abri et de verrouiller passe au second plan, voilà c'est fait, attardons-nous sur le résultat, les chèvres, la porte, les choses immobiles, et le calme qui s'en dégage. On sent mieux encore que l'heure du repos est venue — pardon : qu'est venue l'heure du repos.


«Vidée la pièce, ne demeurait, seul sur le mur, que l'impressionnant visage.»

Même chose. L'action se trouve escamotée. Reste la pièce, le visage, les choses nues.


«Chargés les fusils, lâchés les chiens, lanterne en main on s'était mis en route.»

Même effet, mais dans le registre contraire : mouvement, énergie, de par le poids accru donné aux premiers mots par la rime en [é] et par l'écho d'impératif qui flotte grâce à l'homonymie chargés / chargez !


On retrouve ailleurs encore le même schéma, et cette récurrence donne à la nouvelle un vague parfum de conte populaire avec formules-refrain.

Faut-il toutes chercher à les justifier ?


«...un peu m'instruisant et surtout attendant l'heure d'à mon tour fonder un foyer.»

Deux inversions de suite qui me semblent surtout cultivées pour elles-mêmes : tordre un peu la langue comme on tord l'oreille d'un gamin pour le réveiller, comme on redresse la tête du cheval pour lui donner l'air fringant.


«Solidement bardée de sangles de cuir, fermement maintenue par une courroie enfilée dans la gorge d'une poulie fixe, ils allaient maintenant pouvoir doucement laisser glisser l'énorme masse le long de la façade, jusqu'à terre.»

Une belle anacoluthe vient ici renforcer l'inversion. Anacoluthe provisoire : il y a d'abord, à l'arrivée du «ils», une rupture, un vide au cœur de la phrase, mais bientôt, quand est dite «l'énorme masse», les deux bords de la fracture se rejoignent, tout se met en place, exactement comme l'armoire qui touche le sol. La syntaxe, mine de rien, a parfaitement mimé le mouvement.



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