L'IDÉE FIXE DU VIEUX


«Parmi les fautes qui tendent à altérer l'intégrité du français, il faut signaler certaines infractions, vénielles en apparence, mais dangereuses par leur fréquence même et par leur aptitude à proliférer.»

Les vieux lecteurs du Monde auront sans doute reconnu ici la prose impeccable et sévère de Robert Le Bidois, qui veillait tâtillonnement dans ce journal, vers les années 60, sur la vertu de Mademoiselle la Langue Française.

Si cette phrase m'arrête au point de la relire, puis de la recopier, ce n'est certes pas pour son contenu, banal et peu sympathique ; si elle me procure un tel sentiment de plénitude, c'est qu'elle a trouvé la cadence. L'idée fausse y est portée par un rythme juste. Pour nous faire mieux entendre la prolifération qu'il évoque, le vieil homme (il a, j'imagine, toujours été vieux) conjugue deux procédés simples, mais finement mis en œuvre.

D'abord, un final en expansion : vénielles en apparence = 6 ; mais dangereuses par leur fréquence même = 8 ; et par leur aptitude à proliférer = 11. On la voit, cette chose qui gonfle, qui s'allonge régulièrement.

En même temps, la phrase oscille entre pair et impair. Au début : Parmi les fautes qui tendent à altérer = 4+6 ; l'intégrité du français = 7. Très logiquement, tandis qu'une intégrité initiale se déglingue, on passe du pair à l'impair, de l'harmonie à la boiterie. Le même schéma se retrouve à la fin, plus développé : vénielles en apparence (6), on est encore en phase d'équilibre ; mais dangereuses (3) par leur fréquence même (5), l'impair s'impose ; ... à proliférer (5), de nouveau une fin impaire, suggérant déséquilibre et débordement. Toute la phrase est par ailleurs marquée par le retour obsessionnel des 5 syllabes, à quatre reprises : deux déjà signalées, prédédées au milieu de la phrase par il faut signaler certaines infractions (5+5). L'ensemble, composé de deux vagues, l'une répétant et amplifiant l'autre, conjugue de façon habile l'expansion et la répétition, le mouvement et son absence — laquelle absence l'emporte sans doute... La pensée rigide du gardien des lois se trouve martelée de façon rigide elle aussi, et les sonorités elles-mêmes (le mitraillage des [t] au début, la rime intérieure apparence/fréquence et la ponctuation des [p] à la fin) semblent tout faire pour enfoncer le clou de l'idée fixe du vieux.



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