UN TOUR DE CAMPAGNE


L'un des meilleurs poètes grecs d'aujourd'hui est rédacteur dans une agence de pub. Étonnant ? Choquant ? Pas du tout. Qu'il s'agisse de poésie, de prose, de chanson, de publicité commerciale ou politique, le travail est à peu près le même : on choisit et dispose les mots pour qu'ils sonnent bien ensemble.

Les slogans que nous lisons sur les affiches ces jours-ci, par exemple, sont le résultat d'un intense travail d'écriture. Enfin, le plus souvent...

Le plus petit candidat, Gérard Schivardi, n'en a même pas : l'effort pour réunir les signatures l'a sans doute épuisé.

Et Arlette, où est le sien ? Serait-elle à court d'inspiration, après tant d'années ? Sans doute, mais ce n'est pas nouveau : privé d'idées neuves depuis toujours, le message est à ce point connu des Travailleuses, Travailleurs et autres, que tout slogan devient superflu.

Marie-George Buffet, elle, sollicite nos suffrages POUR UNE GAUCHE FIDÈLE À SES VALEURS, DÉTERMINÉE À CHANGER LA VIE QUOTIDIENNE. Au lieu d'une formule en coup de poing comme il en forgeait jadis, le PC nous pond une phrase macaronique, sans couleur ni rythme. Affectation de simplicité, refus vertueux des prestiges trompeurs du verbe ? Ou aveu implicite d'une perte d'imagination, de conviction et d'espoir ? Tout cela prend des allures d'auto-euthanasie, et les guillemets qui entourent la phrase de leurs pincettes, comme pour suggérer que ces propos n'engagent que la candidate, parachèvent le désastre.

Jean-Marie Le Pen, lui, ne s'attarde pas : VOTEZ LE PEN, et v'lan, quatre syllabes, record battu — en partie grâce à un nom bref dont la dernière syllabe sonne dur, entre beigne et pet. N'empêche, un tel degré zéro de l'inventivité surprend, s'agissant d'un personnage dont l'activité favorite est le jeu avec les mots. Sans doute a-t-il voulu se mettre au niveau de ses troupes, qu'un énoncé subtil risquait d'égarer ? Mais surtout, la pensée du vieil imprécateur est si rigide et succincte, depuis si longtemps, comme celle de Laguiller, que tous deux partagent cette gloire suprême : leur seul nom tient lieu de slogan.

Voyons voir les Verts. J'imagine la scène : une foule de militants effervescents, un déluge de propositions sans cesse plus géniales, on s'invective, aucun accord possible. De guerre lasse, on se rabat sur la formule la plus plate : LA RÉVOLUTION ÉCOLOGIQUE, sémantiquement incolore, musicalement indigente, sur un rythme 5+4 invertébré.

NOS VIES VALENT PLUS QUE LEURS PROFITS ! s'exclame Olivier Besancenot. Enfin du travail sérieux ! Enfin une formule frappante, composée avec soin ! Un octosyllabe vigoureux, car binaire, martelé, qu'on peut décomposer en 2 + 2 + 4 ou (mieux encore) 2 + 6, pour faire sonner la rime intérieure en [i]. Un réseau d'allitérations non seulement riche, mais expressif et dramatique, entre la douceur des [v] pour nous décrire, nous les gentils, au début, et les [p] brutaux à la fin, renforcés par le raclement des [r] pour croquer les méchants à la fin. Bravo jeune homme, votre formule est la plus conforme à nos belles traditions langagières ! Si classique à vrai dire, ce cousu main à l'ancienne, qu'il en devient vaguement plan-plan...

Pour Frédéric Nihous, il nous faut LA RURALITÉ D'ABORD. Si les [i] un rien stridents convenaient à la voix fraîche du jeune facteur, les [a] graves ici sont faits pour l'organe plus mâle d'un homme encore jeune, certes, mais dépositaire de la sagesse ancestrale des chasseurs ; quant aux [r], plus sourds que ceux du facteur, car dépourvus de consonnes d'appui, on les imagine roulant superbement dans une bouche provinciale et méridionale... Tout cela sent bon la terre, laquelle ne ment pas... Mais pourquoi pas «Le rural d'abord» ou «Les ruraux d'abord» ? Pourquoi diable cette «ruralité», dont l'abstraction froide et les deux voyelles aiguës, [i], [é], cassent l'ambiance ?

François Bayrou, c'est LA FRANCE DE TOUTES NOS FORCES. Un rythme bien trouvé : six syllabes, simplicité, force, équilibre. 2+4 : expansion tranquille. Le tissu allitératif des [f], [r], [t] et [s] accroît encore la puissance harmonieuse de l'ensemble. Au fait, que veut dire cette phrase ? Le verbe sous-entendu est-il à l'indicatif ou à l'impératif ? Le pouvoir d'envoûtement de la formule vient aussi de cette syntaxe élégamment allusive, de ce flou qui la nimbe au point de rendre oiseuse la question du sens de la chose.

Avec son claironnant LA FIERTÉ D'ÊTRE FRANÇAIS, le viril vicomte de Villiers s'en vient chasser sur les mêmes terres. Matériau sonore étrangement identique : les [f] et [r] amenés par le mot «France», et des [r] plus mordants que chez le modéré Bayrou, car se heurtant aux [t]. Le rythme est lui aussi plus incisif, plus guerrier (7 syllabes avec expansion en 3+4). Ce qui suffit presque pour masquer l'insistante scansion des [è], ce son terne qui trahit un aspect secret du personnage, de sa pensée au fond bête et vulgaire.

Boum, voilà José Bové ! Oublions son slogan officiel, UN AUTRE AVENIR EST POSSIBLE, d'une platitude paradoxale chez cette grande gueule. Pourquoi n'a-t-il pas tout de suite osé OSEZ BOVÉ qui éclate sur ses autres affiches, avec sa tonitruante et marrante paronomase ? Louée soit-elle, qui anoblit messire le Calembour en l'introduisant dans la campagne électorale ! À la place du valeureux faucheur, j'aurais préféré une variante moins bruyante, plus persuasive sans doute : «Et si j'osais Bové ?» Mais discrétion et humilité sont-elles les armes maîtresses du téméraire courant vers la débâcle ?

Restent les deux favoris. Mais qu'ouïs-je ? ENSEMBLE TOUT DEVIENT POSSIBLE ? Où est donc passé le petit excité ? le grand mégalo qui joue perso ? Sa très performante équipe nous livre ici une contre-image absolue, toute en douceur mielleuse. Rythme régulier, tranquille de l'octosyllabe auquel sa coupe en 2+6 donne un maximum d'ampleur. Les deux [s] font glisser mieux encore cet énoncé déjà bien lisse, et surtout, le -ble, -ble en écho des deux finales féminines ajoute son effet de sourdine au lénifiant bla-bla. Bravo, Sarko and co, il fallait oser.

Enfin, Ségolène Royal, LA FRANCE PRÉSIDENTE. Message assez voisin du précédent : Je ne suis pas seul(e), tout le monde est aux commandes. Idée banale, mais habilement rafraîchie, là aussi, par de vrais pros. Le texte royalien est plus sec, plus vif : cinq syllabes seulement ; un rythme en 2+3, débordant, dynamisé par l'impair final ; des frottements de consonnes ([fr], [pr]) qui dégagent de l'énergie ; des terminaisons féminines, comme chez Sarko, mais plus toniques, en particulier la toute fin, ce [t] discrètement percussif ; et en prime, aux deux rimes, bien en évidence, le son [an], l'un des plus corsés, les plus goûteux de notre langue. Émouvant patriotisme linguistique... Impression générale : douceur sans mollesse, vigueur sans violence. Il y a dans cet objet sonore équilibré autant de sérénité affichée que chez le concurrent, davantage de force, voire d'identité nationale, et un peu moins de mensonge, sans doute, quant à la marchandise.

Avantage, ou handicap ?



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