«Un innocent ? Une sorte de fou ? N'en croyez rien, surtout, et n'allez pas imaginer que les simples soient ce qu'ils semblent», murmurait-elle en se penchant vers la vitre froide de novembre sur laquelle elle n'avait pas encore replié les persiennes qui la protégeraient de la nuit qui vient plus tôt que d'ordinaire, à Siom, quand les nuages surgissent de l'ouest comme l'armée de Pharaon et tombent sur les bois de douglas et d'épicéas, au-delà du lac et des collines qu'allaient bientôt lui dérober ces persiennes qui me faisaient songer à de hauts livres sacrés, lisibles seulement le soir, et qu'elle, la vieille dame, maniait avec la douceur un peu sèche des moniales, accompagnant son geste de mots qui m'aideraient à traverser ces heures inconnues.
Voilà le début d'un récit intitulé L'art du bref. L'art en question, c'est la photographie, mais ce pourrait être aussi l'écriture selon l'auteur, Richard Millet, lequel parvient ici à fabriquer avec peu de mots une phrase remarquablement pleine.
Cela tient en partie au contenu : le mouvement du temps (l'arrivée de la nuit) et de l'espace (le passage des nuages), les changements d'angle de vue (regards sur le héros, la femme, le narrateur, la femme, le narrateur encore), mais il y a là surtout deux procédés qui aident la phrase à occuper entièrement le temps et l'espace.
D'abord, comme dans l'ouverture des Vies minuscules de Michon (ce récit-là n'est-il pas une, de vie minuscule, lui aussi ?), un tourbillonnement temporel, les temps verbaux qui font la roue : impératif, subjonctif, indicatif présent, imparfait, plus-que-parfait, futur-dans-le-passé, présent, futur-dans-le-passé, imparfait, participe présent, futur-dans-le-passé... (S'agit-il d'un emprunt délibéré, ou d'une parenté secrète entre Creusois et Corrézien, d'un limousinisme inconscient ?)
Ensuite, cet enchaînement de relatifs assez insolite en français contemporain : que, sur laquelle, qui, qui (voyant, celui-là, jusqu'à la provocation), qu', qui, qu', qui, allongeant cet assemblage de mots comme des virages allongent le chemin, chacun d'eux faisant un peu raidement tourner cette phrase étrange, à la fois ample et heurtée, qui se déploie peu à peu (4+5+6+8+8+16 etc.) avant d'alterner unités longues et brèves, respirant de façon à la fois majestueuse et boiteuse, «douce et un peu sèche» elle aussi, se fermant et s'ouvrant à la fois comme ces volets devenus livres, dans un mélange d'inquiétude et de sérénité.
La longue phrase essaie tantôt de retenir le temps (comme chez Proust), tantôt, comme ici, de l'accompagner. On voit bien ici à quel point la longue phrase est un art du temps.