RIMES INTÉRIEURES


«L'amour qui nous attache aux beautés éternelles

n'étouffe pas en nous l'amour des temporelles...»

Pour faire craquer Elmire, Tartuffe redouble d'efforts, d'habileté. Il redouble aussi ses effets, comme on le voit dans ces deux vers, où il attaque sa grande tirade conquérante : mot répété (le mot-clef, «amour», comme il se doit), couple de contraires (éternelles / temporelles), sons récurrents surtout : pas seulement la rime en miroir, mais presque toutes les voyelles, [a] et [ou] entrelacés, les deux [en] du vers 2, l'étonnante fin du vers 1, double [o], puis double [é], puis double [è]... Sourde insistance du baratineur, enveloppante, collante. Sournoise caresse, massage subliminal où le message (il y a deux amours, le second est la répétition du premier) s'incarne dans la chair la plus intime des mots.

Sacré Molière !


«...une fillette qui remontait sa chaussette, un peuplier aux mille feuilles agitées.»

Courir dans les bois sans désemparer de Sylvie Aymard. La narratrice, en voiture avec son amant, est en plein malaise physique et moral. Scènes fugitives à travers la vitre : une fillette (3+3+3, rime en -ette, un vague air de chanson enfantine pour petite scène guillerette, naïve, un peu niaise) ; un peuplier (4+3+3, rime en -é, mouvement répété des feuilles). Détails insignifiants en apparence, mais qui renforcent par des moyens sonores (le piétinement des rimes intérieures, deux fois, renforcé par le rythme) l'impression que cette relation piétine, elle aussi, qu'on n'avance pas.

Quelques pages plus loin :

«J'aurais aimé du haut de mon cheval isabelle avoir une cravache pour lui zébrer le visage à cette péronnelle

Encore une rime intérieure, très voyante. Trépignement de rage ? Écho moqueur, auto-ironie ? Les deux sans doute. En raccourci, ce qui fait l'originalité et le charme de ce beau roman : l'adhésion et la distance. Une vraie émotion et en même temps, pudiquement, sa dérision.


«Les couloirs sont buvards du chant du désespoir»

Alexandrin en prose, dû à Chloé Delaume.

Là non plus, on ne sait pas si la rime enfonce le clou du chagrin ou l'allège, si cette phrase est une marche accablée ou un chantonnement joueur.


«...posant le seau, disant (le gitan et l'enfant sursautant, se retournant d'un même mouvement )»

Qui a pu écrire une chose pareille, sinon Claude Simon ?

Le son [an] que les petites natures jugent disgracieux, l'auteur le revendique ici, le claironne contre les canons de la beauté convenue. Il est en train d'écrire Le vent, son premier grand roman. Simple geste provocateur, manifeste implicite ? Tous ces [an] saoulants, n'est-ce pas la matérialisation sonore du regard de l'auteur sur le réel — obstiné, fasciné ? de son obsession — capturer, fixer un instant le mouvement ?



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