NOMS INVENTÉS


Il y a dans L'équipée malaise de Jean Echenoz un personnage de femme dont on ne saura rien, sinon qu'elle est insignifiante. Le nom de cette nullité ? Odile Otéro : trois [o], symétrie ennuyeuse, rien qui dépasse, retour au point de départ (on a vite fait le tour), piétinement sur place (jamais rien de neuf chez cette fille). Dernière syllabe plutôt masculine, comme pour gommer jusqu'à la femme en elle (ôter l'utérus ?). Terribles initiales : double zéro...

Dans Mon grand appartement de Christian Oster, une silhouette à peine entrevue donne à rêver, au moins par son nom : Anne Lebedel. Pour cette silencieuse, cette absente, un prénom court se refermant sur lui-même, un nom sans substance fait des voyelles les plus muettes. Dans le prénom comme dans le nom, même tendance à la symétrie : personnage lisse, presque un fantôme, auquel manquent les aspérités du réel — mais dont la voyelle finale, cette fois, affiche la féminité...

À l'autre extrême, un nom bien voyant : dans une nouvelle d'André Dhôtel, voici Anthelme Dertucaillort ! Ce patron d'une quincaillerie-bazar hérite de ce que l'onomastique peut produire de plus hétéroclite et ferraillant. Nom extravagant, improbable, pour un personnage qui l'est assurément. Homme lui aussi hétéroclite, avec son double visage : patron, mais farfelu ; riche et puissant, mais moqué par son personnel. Dertucaillort : de l'or ou du caillou ?

Les fictions fantastiques de Georges-Olivier Châteaureynaud traversent maintes fois une ville nommée Eparvay, imaginaire et inimaginable, puisqu'elle change d'aspect à chaque apparition, comme dans les rêves. D'où vient le vague malaise causé par le nom d'Eparvay ? Il pourrait être vrai, mais on devine que non — comme cette ville normale d'apparence, qui pour finir... Au fait, en quoi sonne-t-il faux, ce nom presque plausible ? Est-ce à cause d'Eparvay / est pas vrai ? de tous les mots inquiétants qui traînent dedans, épars, comme épave ou même épouvante ?

L'artiste peut aussi inventer son nom, où il mettra le meilleur de lui-même. Zyrànna Zatèli s'est confectionné l'un des plus spectaculaires, en jouant d'abord sur le prestige du Z, ce drôle de zèbre, et surtout en agençant les sons avec une rare maestria : la combinaison de deux schémas : rime plate (parallélisme des deux éléments, z initial, même longueur, même accentuation) et chiasme (position des voyelles : i, a, a, i) donne à ces quatre syllabes l'harmonie et la force évocatoire des formules magiques.

Que Zyrànna me pardonne pour le voisinage, mais il faut bien parler ici de Hitler et Staline ! Schickelgruber et Djougachvili, dotés de blases impossibles, ont tous deux fait preuve, en forgeant leurs pseudos, d'un sens musical redoutable. A-t-on suffisamment remarqué les similitudes entre leurs noms de guerre ? Deux syllabes, pareillement accentuées bille en tête sur la première ; le [t], le [l], et surtout le frottement de consonnes qui dynamise le mot, électrisant l'auditeur.



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