DEUX THUNES DANS LE BASTRINGUE


«Mets deux thunes dans le bastringue / histoire d'ouvrir le bal / pose ton cafard sur le zinc / et t'auras du bonheur pour tes dix balles...»

Non, cette strophe n'aura pas mené Léo Ferré à l'Académie française, mais combien de nos grands hommes verts ont-il jamais manié la langue avec autant de subtile vigueur ? Ferré tire ici parti de l'élision de l'e muet, et des collisions de consonnes qu'elle entraîne (v. 1 : n-d, l-b, str ; v.2 : st, r-d, vr, r-l ; v. 3 : z-t, r-s, l-z — prononcer «sulzinc») pour écrire ce que notre langue peut faire de plus nerveux, rebondissant, jubilant. Le premier vers, notamment, grâce aux grincements de consonnes et au martèlement des dentales, évoque hallucinemment le son du piano mécanique, tandis que le quatrième, phonétiquement moins noueux, salue l'arrivée de l'apaisement.

Il y a beaucoup à apprendre auprès des paroliers. Qu'on leur donne ou nom le titre de poètes, peu importe ; ils font danser la langue, voilà ce qui compte. Et Dieu sait que ce n'est pas facile. Une phrase molle dans un roman, ça passe ; un vers de chanson raté, tout se casse la gueule. J'ai proposé un jour dans un atelier d'écriture une chanson peu connue d'un maître oublié, Michel Emer, chantée par Piaf dans les années 40 :

«Tant qu'y a de la vie y a de l'espoir / vos désirs vos rêves / seront exaucés un soir / avant que votre vie s'achève» etc. On a souri gentiment, on a trouvé ça un peu simplet. Certains vers manquaient, il fallait les reconstituer. Aucun des participants n'a retrouvé, même de loin, l'intensité qui imprègne les paroles d'Emer, malgré — ou grâce à — leur simplicité. Et à la fin, tandis que nous écoutions Piaf chantant Emer, j'ai cru sentir, dans l'assistance, un profond respect.

Quand Pierre Philippe, orfèvre aux doigts de fée, écrit pour Guidoni ou Juliette, quand il adapte Brecht ou Sondheim, ses paroles pourraient, ô paradoxe ! se passer de musique tant elles swinguent.

Si l'on veut savoir bien lire ou bien écrire, il faut écouter des chansons, se saouler de chansons. La lecture muette est dangereuse, elle nous fait oublier que la parole est avant tout souffle et musique. Lire à haute voix, c'est déjà bien ; mais le chant est un miroir grossissant qui nous montre les mots plus nets encore, et la musique une glu qui nous colle ces mots dans la mémoire.

Autant que les paroliers, les interprètes nous donnent des leçons. La façon exacerbée dont ils prononcent leurs textes nous aide à mieux sentir, mieux aimer les sons de notre langue. «Mourir de frissonner, / Mourir de se dissoudre / De se racrapoter, / Mourir de se découdre...» («Vieillir»). On croit voir le corps qui s'effrite, qui part en poudre... Tous ces «r», Brel ne les roule pas, non, c'est pire encore, il se les tire du fond de la gorrge, s'en gargarise, les fait sonner comme personne. Brel ou l'apothéose du «r» français. Quand j'écoute Brel, la langue française vibre en moi ; et quand j'entends les nasales sensuelles de Françoise Hardy, par exemple, je fonds... Comment écrire, si l'on n'est pas physiquement amoureux de sa langue ?



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