DEUX POINTS : LA POÉSIE


«Je l'avais aperçu rue Soufflot, accompagné de Sartre et de Nizan, et donnant le bras à une femme en gris : je m'étais sentie exclue.»

D'abord la cause (l'apercevoir), puis la conséquence (se sentir exclue).

«En présence de si grands intérêts, Birotteau se trouvait comme un ciron : il se faisait justice.»

La conséquence (se trouver nul) et ensuite la cause (être nul et lucide).

Fascinants deux points, souplement réversibles, qui peuvent faire aller le mouvement dans l'un ou l'autre sens — à moins qu'ils ne l'immobilisent, telle une barrière, comme le fait Beauvoir ici : «J'avais une petite sœur : ce poupon ne m'avait pas», dans deux moitiés de phrase qui se regardent en chiens de faïence — tout comme les deux petites rivales.

«Je sortis : il faisait si beau !» Je sortis et qu'est-ce que je vis ? (circonstance, mouvement vers l'avant) ? Je sortis parce que (cause, mouvement rétrograde) ? Cette petite phrase est moins simple qu'elle n'en a l'air : elle donne deux sens virtuels pour le prix d'un seul, dans une sorte de chatoiement sémantique. C'est pourquoi Yves Bonnefoy y voit affleurer, «en prose, la poésie».

Ne serait-ce pas la même chose avec une simple virgule ? «Je sortis, il faisait si beau !» Il y aurait même davantage d'élan, une liberté, une allégresse. Si les deux points nous charment malgré tout, c'est sans doute pour une raison de plus. Mouvements contraires, encore une fois : les deux points font accélérer la phrase, car ils remplacent des mots ; ils la font ralentir, car ils marquent une pause — une pause intense, électrique, suspendue, qui tient en arrêt sans arrêter.

Pas clairs, les deux points ! Et c'est justement pour ça qu'on les aime. Le point-virgule juxtapose ; eux relient en même temps qu'ils séparent, dans un mélange de tranchant et de flou.

Je déplore de les voir un peu délaissés aujourd'hui par certains ; à l'inverse, un emploi excessif risque d'en faire un signe extérieur de richesse intellectuelle plus que de ponctuation. Beauvoir, notamment, se vautre dedans, presque autant que dans les points-virgules ; sa longue phrase typique aligne d'abord deux ou trois des seconds, puis pose les premiers à l'entrée de l'ultime ligne droite : ralenti, virage avant le sprint.

«Il parlait, il parlait beaucoup ; la pénombre s'emplissait de fumée et dans les volutes bleutées ondulaient des mots chatoyants ; quelque part, en des lieux inconnus, on rencontrait des gens différents de tous les autres, et des choses arrivaient : des choses drôles, un peu tragiques, parfois très belles.»

La ponctuation se fait là plus musicale, ou théâtrale, que sémantique.

«Chaque fois qu'il était revenu à la Nationale, il m'avait saluée gentiment, et j'avais grillé de lui dire quelque chose d'intelligent : malheureusement je n'avais rien trouvé.»

Moi aussi. Moi non plus. Pourquoi pas un point-virgule, Simone ?



(Chronique parue dans la Quinzaine littéraire N°839 du 15.10.2002)



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