«Un vent léger soufflait», écrit Flaubert.
Sartre est scandalisé. Flaubert ne sait pas écrire ! Cette phrase est nulle ! Son verbe redonde et la phrase ne se termine pas, comme il faudrait, sur le mot le plus important : «léger». Et le professeur d'ajouter : «J'écrirais plutôt, moi : "il y avait un vent léger".»
Le meilleur à la fin de la phrase : règle fondamentale, presque toujours vérifiée. Toute phrase est un mini-drame avec exposition, péripéties et chute finale. Mais il y a les exceptions, comme toujours, grâce au ciel — tout ce qui vient démentir les certitudes m'enchante —, et je crois bien qu'ici j'en tiens une. L'ordre des mots est un paramètre essentiel, mais il n'est jamais le seul, et il arrive que les autres l'emportent. La phrase de Sartre, notamment, est tout sauf légère, une vraie catastrophe, à cause de ce verbe «il y avait» terriblement statique, du rythme 3+4, plutôt mou, que ralentit encore la lourdeur visqueuse des deux [v] — alors que la phrase toute simple de Flaubert avance à petits bonds légers sur son rythme iambique, (ti) ti ta, ti ta, ti ta. Mais c'est aussi, sans doute, une question d'ordre des mots : si importante que soit la légèreté de ce vent, elle s'alourdirait d'être placée en fin de phrase, elle doit être mentionnée en douce, en passant. Le verbe «soufflait», très neutre en effet, mais c'est pour la bonne cause, n'a d'autre fonction que de souffler (légèrement, tant lui-même est de peu de poids) au mot «léger» la place d'honneur qui l'écraserait.
Un matin dans le métro qui m'emmène bosser, pas très en train, je lis cette phrase de Bachelard, dans L'eau et les rêves, qui me réveille :
«Chacun possède à la maison une fontaine de Jouvence en sa cuvette d'eau froide, dans un énergique matin».
Le mot-clef, aucun doute, c'est «énergique». Et pourtant la phrase acquiert plus d'énergie encore si on ne met pas ce mot-là en vedette à la fin. Par quel tour de passe-passe ?
«Matin énergique», c'est fluide, ça passe tout seul dans la bouche. Mais l'inversion introduit de menus heurts de consonnes, eunéné, km'... équivalent linguistique de la dynamo : frottement égale énergie. Mais l'inversion elle-même crée de l'énergie : elle nous secoue en nous sortant de la routine ; elle crée un mini-suspens ; ce qualificatif en attente acquiert une force virtuelle : pendant une fraction de seconde, nous n'avons pas devant nous un matin énergique, mais de l'énergique, une énergie potentielle prête à s'incarner où l'on voudra.
Une phrase réussie, c'est le plein d'énergie ! Merci Bachelard.
«Le commerce chôma, périclita l'industrie, stagna l'administration !» Alphonse Allais.
Le grand mot, «stagna», violemment placé, devient explosif ! verbe actif ! Mais il fallait une stagnation finale, donnée ici par le dernier mot, sa lenteur, lourdeur et la grisaille qu'il évoque.
(Chronique parue dans la Quinzaine littéraire N°861 du 15.10.2003)