AU RISQUE DE SE RÉPÉTER


Je me répète, je me répète, je sais, mais c'est le sujet qui veut ça. Un sujet qui préoccupe tous ceux qui écrivent notre langue. Nos professeurs et nos correcteurs nous le disent et le redisent : le français est l'une des langues où l'on se répète le moins. On dirait que pour certains d'entre eux le beau style consiste uniquement à ne jamais employer un mot deux fois.

Chose étrange, ceux que contamine cette phobie, elle-même étrange en fait, semblent juger qu'elle va de soi au lieu de chercher à en expliquer la cause. Essayons.

Ceux qui traquent les répétitions sont du côté de la discipline, du contrôle. Un texte sans répétitions, c'est la preuve que son maître l'a soigneusement relu. La répétition, elle, est du côté de l'oral, ce grand spontané, émotif, brouillon, libertaire, auquel l'écrit veut imposer son ordre.

Selon la place qu'une langue réserve aux répétitions, c'est toute l'âme d'un pays qui se dévoile. Si le grec se répète à ce point, c'est sans doute qu'il reste proche de ses origines orales ; en grec, la parole bouillonne encore derrière l'écrit. Les nombreuses répétitions du grec peuvent nous paraître bordéliques ; elles sont du côté de la vie, du théâtre — un mot répété, c'est un pied qui trépigne, une main qui vous secoue.

Les répétitions fricotent aussi, les petites salopes, avec la poésie.

Nous autres francophones, malgré tous nos merveilleux poètes, sommes par essence des prosateurs. La prose est ce qui avance tout droit sans revenir en arrière, comme on suit un raisonnement avec rigueur. La poésie avance elle aussi, mais en dansant plus qu'en marchant. La poésie se plaît à répéter, comme on refait la même caresse, ou comme on enfonce un clou, pour accroître la joie ou la douleur. Répéteuses aussi la musique, et la religion, et sa sœur la magie, qui nous enveloppent de leurs incantations, nous enivrent, nous envoûtent. Tandis que nous, francophones, sommes à jamais des êtres de raison.

J'ai sûrement dit ailleurs comment je me dépatouille de toutes ces répétitions grecques en traduisant. Je voudrais aujourd'hui, une fois encore, étaler mon mauvais esprit en citant des répétitions cueillies chez nos meilleurs auteurs, qui feraient hurler nos gardiens de la langue, s'ils me lisaient.


«Comme ils me regardaient comme un homme d'un autre monde...».

Montesquieu ! La première page des Lettres persanes !

Comment la justifier, celle-là ?

Une autre, quelques pages plus loin, nous aidera peut-être :

«...ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de l'être».

Il y a dans les deux cas un étonnement, une sidération. Le flot s'arrête un instant, la pensée bégaie. (Voilà une explication qui me convainc presque.)


«Cette rue était bien vide, il est vrai qu'on était dimanche.»

Cette phrase de l'excellent Dominique Fabre lui vaudrait les foudres de nos instituteurs. Et pourtant elle est drôlement bien vue, cette petite phrase. Totalement désertique.


Parlons de de :

«Aucun vers n'est aussi lourd que le vers de Baudelaire, lourd de cette pesanteur spécifique du fruit mûr sur le point de se détacher de la branche qu'il fait plier.»

Phrase elle-même délicieusement pesante où Julien Gracq, parfait styliste, en accumulant les de auxquels s'ajoute même un du, nous fait sentir le poids du fruit.


«...je me résolus d'aller si lentement et d'user de tant de circonspection en toute chose que, si je n'avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber.»

Descartes. De, de, de plus que, que : on avance pas à pas, avec plus de puissance que de grâce, mais on n'est pas là pour faire les fous.


«C'était une mêêêrveille de matinée de mois de février, emmitouflée de froid et de soleil.»

Trop de de ? Pas du tout, ces de en cascade accompagnent bien les bonds et rebonds de plaisir d'un cœur au matin de la vie et d'un beau jour. Elle est juste, cette phrase d'Eglal Errera, au plus près des sensations et des sentiments.



«Le fleuve déborde de fureur.»

Ici, ce n'est pas le mot qu'on répète, mais un son.

Mon oreille droite, plus académique, fait la moue : elle préfère «avec fureur», plus coulant. Je suis tenté de la suivre, avant que mon oreille gauche finisse par lui clouer le bec : «déborde de» est moins lisse, mais plus expressif ; on dirait que les eaux du fleuve se bousculent et qu'il bégaie de colère.


Et pour finir, et :

Il tourne et tourne, et sa voile couleur de lie,

Est triste et faible, et lourde et lasse infiniment.

Émile Verhaeren


Un peu gras et collant, et ne paraît bon qu'à donner du moelleux à nos phrases, mais voilà que multiplié, son absence totale de rebond l'alourdissant plus encore, il acquiert une certaine force lui aussi. Bravo, petit ! Bravo !



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