DEUX JEUNES VIEILLARDS


Le premier vieillard, c'est l'alexandrin, qui a régné pendant des siècles sur la poésie française. La royauté désormais abolie, le vers libre exerce un pouvoir sans partage, écrasant — ce qui n'est pas tout à fait le cas dans toutes les langues. Chez nous, le quasi unique fidèle du souverain déchu, le valeureux Jacques Réda, sera bientôt centenaire. Après lui...

Le vieillard, à vrai dire, est encore actif dans un domaine : la traduction de la poésie. Les courageux qui le servent, cependant, s'exposent à d'éventuels sarcasmes. Non seulement la traduction des vers en vers n'est plus à la mode pour l'instant, mais l'alexandrin concentre les critiques : on juge lourd, pompeux, poussiéreux celui que Victor Hugo, il y a près de deux siècles, qualifiait déjà de «grand niais». Et puis nous l'avons tellement dans l'oreille, il est tellement lié à notre langue, il «fait tellement français» que l'utiliser pour habiller un poème étranger, aux yeux de certains, c'est un contresens.

Quant à moi, non seulement je l'adore, mais j'estime que son succès n'est pas un hasard, qu'il s'est imposé parce qu'il le fallait : notre langue a choisi, pour y mettre ses pieds, une chaussure à sa taille. Ce ne sont pas les académiciens et les théoriciens qui font les règles, la langue s'en charge toute seule.

J'aimerais bien savoir pourquoi le décasyllabe, que j'adore aussi, a longtemps porté la couronne avant que l'alexandrin ne le détrône à la Renaissance, et pourquoi nous avons basculé de l'un à l'autre à ce moment-là.

Quand je traduis des vers grecs, dans certains cas, j'ai le choix entre l'un et l'autre, et je préfère, en fonction de l'atmosphère du poème, soit dix syllabes plus dansantes, plus vives, soit douze plus amples et régulières. Le plus souvent, il est vrai, l'abondance du contenu m'oblige à choisir l'alexandrin, le plus long des deux, à charge pour moi, le cas échéant, de le rendre dansant et vif.

Car c'est possible !

Ceux qui en doutent vivent sur leurs souvenirs de lycée, et encore : ont-ils bien écouté ?

Je prépare ces jours-ci pour le Miel des anges un livre intitulé Traduire en vers ? où douze grands traducteurs de poésie se joignent à moi pour montrer de quoi l'alexandrin est encore capable. Traduire en vers étant une sacrée contrainte, nous sommes tous, pratiquement toujours, conduits à lâcher du lest, plus ou moins, en assouplissant les règles classiques : assonance en guise de rime, singulier rimant avec pluriel, féminin avec masculin, et surtout coupes inorthodoxes au lieu du perpétuel 6+6. Or cette perte apparente est en même temps un gain : ces écarts par rapport au modèle classique suffisent, les coupes surtout, à défranciser l'alexandrin, ou plus précisément à lui donner la double nationalité. Il s'en trouve tout rajeuni, le vieux.

Passer des heures et des journées à nager dans les vagues des poèmes rend hypersensible aux moindres variations du rythme. D'où ma surprise en lisant Hugo l'autre jour. «J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin», déclarait-il, jeune encore, en 1934 (avec une superbe diérèse, ni-ais, qui gonfle comiquement le mot, le claironne), mais j'imaginais le grand homme relativement classique dans ses cadences. Je pensais que les premiers alexandrins bancroches, coupés 7+5 ou 5+7, avaient été lancés par Verlaine et Rimbaud. Or voici ce que je lis dans L'art d'être grand-père, publié en 1877, mais partiellement écrit un peu plutôt — à l'époque où sévissaient les deux trublions.


Une mouche entre. Souffle immense de la mer.


Un 4+4+4 comme le vers cité plus haut, en plus audacieux : les deux césures passent à l'intérieur d'un mot, si bien que ce vers superbe n'est pas coupé du tout, mais simplement mis en suspens par l'e muet de «entre», ce silence prodigieux qui lie l'infime à l'immense.


Plus fort encore :


Et quand le doux petit ange pourra marcher...


On pourrait avoir un 4+4+4, là aussi, mais l'e muet supprime l'accent en position 8 et du coup le vers se déroule sans aucune coupe forte.


Il y a aussi des 5+7 :


Je crois aux enfants comme on croyait aux apôtres.


D'accord, on pourrait à la rigueur couper après comme. Ou ne pas couper du tout, là aussi, et débiter d'un trait cette profession de foi pour insister sur la conviction du poète.

Ce qui n'est plus possible avec :


La lune parut, fit un spectre du menhir.


D'autres vers sont plus gravement disloqués encore :


On vous y mettra. — Jeanne alors, dans son coin sombre...


5+3+4. L'impair d'abord pour la brutalité tranchante de la menace. L'impair ensuite aussi, pour la réponse décidée de la petite Jeanne, qui va s'opposer à cette menace. Du tac au tac. La forme est plus violente encore que le message.


Du bon Dieu. — Va-t'en, vieil imbécile de saint !


3+2+7. Même violence dans l'échange. «Va-t'en» vient casser le premier hémistiche paisible (3+3) qui s'annonçait.


M'a regardé d'un air d'ange et m'a dit : C'est moi.


4+3+3+2. Tout le vers dans une sorte de suspens, de no man's land rythmique, pour mieux mettre en valeur les deux syllabes martelées de la fin.


On vit le lion, chose effrayante, sourire...    (li-on)


Là aussi, deux syllabes finales fortes isolées du reste, mais cette fois ce qui précède n'est pas étale, mais chaotique. Ce lion bizarre nous fait perdre le fil.


Des vers parfaitement réguliers, Hugo, ce virtuose éblouissant (voir Les orientales) savait les faire mieux que personne. Tous les écarts qui précèdent sont évidemment délibérés. Il en fait plus que nous autres. Il s'éclate, le grand-père, il galope et s'ébroue comme un poulain. Encore un jeune vieillard !

Alors les gars, monotone, l'alexandrin ?



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