COUPEURS DE PROSE


Je fréquente peu la Maison de la Poésie à Paris, bien que j'aime ce lieu et sa jolie salle. La programmation, le plus souvent, ne m'emballe guère. Je déplore que la poésie n'y soit pas accueillie plus souvent — il est vrai que la poésie et les Français...

L'autre jour, cependant, je n'ai pas voulu rater une rencontre organisée là-bas sur un thème qui m'allèche : le roman en vers.

J'en suis sorti cruellement déçu.

Il est vrai que le sujet est immense, et difficile à cerner. Peut-on dire que MM. Homère, Virgile, Chrétien de Troyes, Dante, Pouchkine, ou des Anglais tels que Wordsworth, Byron, Browning (présentés ce jour-là de façon sobre et solide par un universitaire, Laurent Folliot) ont écrit des romans en vers, et non de longs poèmes narratifs ? Pourquoi n'a-t-on rien dit de l'épatant Chêne et chien de Queneau, par exemple, ou du passionnant Golden gate de Vikram Seth (1986), roman en vers traduit en vers, excellement, par Claro ?

À vrai dire, le roman en vers réguliers n'était pas au programme : il y avait là, visiblement, des prosateurs qui ne parlaient pas de poésie, mais d'une prose particulière, où l'on passe à la ligne au milieu des phrases. Une prose coupée, a-t-on dit — appellation guère aguichante. On s'est strictement limité aux trois auteurs invités, en évitant de mentionner, ne serait-ce qu'au passage, La grande aventure de Victor Pouchet, ouvrage récent et remarquable, ou le travail de Clémentine Beauvais comme auteure.trice ou traducteuse — et j'en oublie sûrement des tas.

J'ai dû partir avant d'entendre Christophe Manon lire et commenter sa Porte du soleil (Verdier), mais lorsque Daniel de Roulet a lu Le bonnet rouge et Hélène Laurain a fait lire Partout le feu (Verdier encore), ce qu'on a entendu, c'était une prose normale, sans les coupures, que les lecteurs avaient coupées ! Alors qu'il est si facile de les marquer ! À quoi bon hacher le texte sur le papier, si cela ne doit pas s'entendre ? Comment peut-on dissocier à ce point l'œil et l'oreille ?

On s'est tout de même posé la question centrale : pourquoi certains tranchent-ils leur prose en rondelles ? Réponse officielle ce jour-là : la prose vole en éclats à l'image de «nos vies éclatées». Ce qui semble logique, mais un peu court. L'essentiel n'a pas été dit : on a entendu quelques mots insuffisants sur le pourquoi, mais rien sur le comment — sur la musique des mots, sur le choix d'un rythme. Seule Marielle Macé, à propos du livre de Laurain, est entrée dans le vif du sujet : le vers libre, avec ses pauses qui enchâssent les mots dans du silence, nous invitant à mieux les écouter, donne au texte une densité, une intensité plus grande. À quoi s'ajoute, en prose, l'effet de surprise, le côté transgressif — tant que le procédé n'aura pas dégénéré en cliché.

Pouchet le dit de façon lumineuse :


Je crois en fait que les poèmes

servent juste à

découper les phrases

pour qu'on les voie mieux

prendre de la place


Si l'on va plus loin, tout se complique. Le vers libre, surtout s'il est court, peut produire un effet coup de poing intéressant, chaque vers étant martelé, ponctué par un point d'exclamation invisible. Voir Gloves off (Riposte) de Louisa Reid, une histoire de boxe traduite avec punch par Clémentine Beauvais. Mais le vers libre peut aussi, au contraire, installer une certaine lenteur et la douceur qu'elle induit. J'ai déjà évoqué (dans «Prose or poetry», Coups de langue, ici même) ce passage du roman Midcentury où Dos Passos, la prose virant au vers, montre les fans de James Dean,


before the mirrors in the restroom

to look at themselves

and see

James Dean.

The resentful hair,

the deep eyes floating in lonesomeness etc.


Ils se regardent et c'est leur idole qu'ils voient,

le miracle étant souligné

par quelques vers

à chaque fois

plus courts

et donc plus lents. Un ralenti, un gros plan, c'est du cinéma en mots ! Puis la narration reprend son rythme, comme à l'opéra où la poésie des airs alterne avec la prose des récitatifs.

Mais comment le même procédé peut-il produire des effets à ce point opposés ?

Le contexte, d'abord, indique la façon de lire : dans un texte violent, on accélère et on marque les finales avec vigueur ; dans un passage contemplatif, instinctivement, on traîne les syllabes. Et si l'auteur connaît son boulot, il nous aide en choisissant les bonnes sonorités : soit claquantes, soit lentes et douces. Exemple :


and see

James Dean


Consonnes en sourdine, deux i longs qui n'en finissent pas, caresse de l'assonance, chapeau l'artiste !

Voilà ce que j'aurais aimé entendre dans une maison qui soit vraiment de la poésie.

Le vers libre, en fait — en prose comme en poésie, narrative ou non —, peut souligner à peu près n'importe quelle idée ou sentiment. Entre les deux extrêmes cités plus haut, voici une page de Pouchet dans La grande aventure. Après chaque vers, le nombre de syllabes.


Et parfois je lis des choses7
qui semblent écrites dans un souffle8-9
pour moi et pour tout le monde6-7
et qui déroulent en quelques lignes8
des histoires, des pensées et tout8
est réconcilié comme6
lorsqu'on marche sur les chemins8
et que tout apparaît sous nos yeux  9
sans aucun effort mais tel  7
qu'on ne l'a pas vraiment prévu8
On dirait que le monde s'ordonne8
d'une très nouvelle manière  6-7
et ces chemins forment une carte  9
de la montagne et des trésors8
comme on en dessinait enfant8

Le poème raconte un cheminement vers un trésor et le rythme des vers accompagne cette recherche avec son mouvement tâtonnant, tournant autour de l'octosyllabe, qui incarne ici l'équilibre et la certitude, et qu'on trouve et qu'on reperd avant de l'atteindre et de s'y reposer enfin.

On est loin ici, une fois de plus, d'une esthétique de la coupure, de la brisure, de la ruine. Et l'on en est plus loin encore dans le cas d'un roman en vers réguliers, où les vers ne détruisent l'équilibre de la prose linéaire traditionnelle que pour construire un équilibre encore plus affirmé. En a-t-on écrit récemment dans notre langue ? J'ai bien conscience d'effleurer un sujet trop vaste pour mes connaissances, et qui mériterait d'être étudié à plusieurs...



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