VIENDRA OU VIENDRAIT ?


Vive Ariane, qui permet aux traducteurs d'échanger tuyaux et réflexions ! Nous apprenons grâce à elle un tas de choses. Ce forum est une forte femme.

L'autre jour, par exemple, Anne-Marie appelle au secours. Elle ne sait plus s'il faut dire «Il m'a dit qu'il viendra demain» ou «qu'il viendrait demain». La réponse est pour moi si évidente que la question m'étonne. Je comprendrai plus tard ce qui a troublé ma consœur, et m'étonnerai surtout de l'intensité du débat qui va suivre : pas moins de vingt-cinq interventions !

Pour moi, c'est «viendra» qui vient spontanément. Il a dit dans le passé, il le fera, il n'en doute pas. Tout cela me paraît simple et naturel. Seulement voilà, tout le monde n'est pas d'accord : «viendra» «écorche les oreilles» de certains, et non des moindres. Leur argument : la concordance des temps. Le conditionnel sert à exprimer le futur dans le passé : «il dit qu'il viendra», «il disait qu'il viendrait», CQFD.

Rose-Marie cependant vient nous rappeler ce qu'énonçait le grand linguiste Ferdinand Brunot, il y a cent ans déjà : «Le chapitre de la concordance des temps se résume en une ligne : il n'y en a pas». Vaste question, mais pour moi en tous cas, dans le cas présent, la fameuse concordance ne joue pas : je la vois fonctionner uniquement quand les deux actions appartiennent au passé, alors qu'ici l'une des deux est future. On pourrait dire aussi que le passé composé, personnage ambigu, contient du passé et du présent à doses variables, et que notre «il m'a dit» veut dire autant «c'est noté maintenant» que «hier il m'a parlé». Ce qui encourage le recours au futur ensuite.

Cela dit, je ne décrète pas que «Il a dit qu'il viendrait demain» est fautif. Je suis même prêt à l'employer dans certains cas.

D'abord, il introduit une nuance de doute : il me l'a dit, c'est vrai, mais avec lui on ne sait jamais.

Ensuite, il s'insère aisément dans un texte au niveau de langue soutenu. Un indicatif, me semble-t-il, c'est plus basique, plus direct qu'un conditionnel. «Viendrait» est plus élaboré, voire affecté. La preuve : si Anne-Marie s'est trouvée soudain déboussolée, c'est à cause de sa correctrice, qui voulait lui coller un «viendrait» à la place de son «viendra» ; signe que «viendrait» appartient au français d'éditeur, forme particulière de notre langue, rarement parlée, plus souvent écrite, présentée comme le summum de la correction et de l'élégance.

Et du conformisme, marmonneront certains.

Ne tirons pas sur les correcteurs : ils font leur boulot. Ils sont un filet de sécurité, un garde-fou face à nos dérapages éventuels ; ils nous rappellent les règles du français dit correct, en avocats du bon Dieu face aux diables que nous sommes parfois. Quitte à passer pour des pisse-froid. La plupart d'entre eux, notons bien, s'acquittent de leur tâche avec une discrétion, une modération louables. Pour ma part, je n'ai de graves ennuis avec cette noble corporation que tous les sept ou huit ans en moyenne.

Mais l'essentiel n'est pas de choisir entre «viendra» et «viendrait» : il importe surtout que les deux soient possibles. D'abord, plus j'ai de variantes à ma disposition, plus ma palette est riche. Ensuite, ceux qui voient la vérité unique et l'erreur multiple me mettent mal à l'aise. J'ai envoyé sur Ariane les questions suivantes à mes con.frère.sœur.s :

Où trouver LA bonne règle ?

Qui est le détenteur suprême de la vérité grammaticale ?

Qui écouter quand les grammairiens se disputent entre eux — ce qui n'est pas rare ?

Y a-t-il d'un côté ce qui est exact, et de l'autre ce qui est faux ?

Y a-t-il dans tous les cas une seule exactitude, qui renvoie tout le reste dans les ténèbres de l'erreur ?

En grammaire comme ailleurs, il n'y a pas de règles universelles et absolues. L'incertitude est la règle. C'est sans doute angoissant (plus ou moins) pour nous tous, et enivrant pour certains dont je suis. Il y a des formes correctes pour tous, d'autres unanimement considérées comme délictueuses, avec entre les deux une délicieuse infinité de nuances — et pas d'instrument de mesure agréé par tous pour les évaluer.

Elle doit rester un peu bordélique, la langue. Sinon elle sent la naphtaline, ou la mort.

Cela dit, il est bon que des règles subsistent, pour qu'on ait le loisir de les suivre docilement comme quelques dignes auteurs, ou de les enfreindre avec éclat si la v.o. l'exige, ou, comme certains, de jouer avec elles en frôlant l'incorrection, tel un tennisman qui vise les lignes ou le jazzman qui joue juste à côté du temps — on appelle ça swinguer. Faire swinguer la langue française, n'est-ce pas un beau cadeau à lui faire, à notre chère mamie ?



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