UN BEAU VERS


Quand j'étais tout gamin, on n'avait pas comme aujourd'hui mille bidules pour écouter la musique, mais rien que la radio et les disques. Mes parents en avaient si peu qu'on les connaissait par cœur. J'aimais surtout le petit microsillon comme on disait, 33 tours, 25 cm, où le jeune Yves Montand chantait «Les routiers», «Le galérien», «Quand un soldat», Mon pote le gitan», «Saltimbanques» sur un poème d'Apollinaire... Des classiques désormais. Aujourd'hui le vieux disque est à la cave, j'ai passé des dizaines d'années sans ces chansons avant de me rendre compte qu'elles étaient là, toutes proches, qu'il suffisait de quelques clics pour les faire jaillir de la boîte magique où j'écris ces mots.

Je les ai toutes retrouvées sur youtube, et mon enfance avec. Toutes plus belles que jamais, et je crois que même sans l'effet petite madeleine, qui les pare de son auréole, je serais ensorcelé. Chacune d'elles me remue au même point, y compris les moins connues, dont je ne comprenais pas bien les paroles jadis, «Flamenco de Paris», «Saint-Paul de Vence», «Rendez-vous avec la liberté»...

Il y avait surtout «Le dormeur du val», poème de Rimbaud, musique d'un certain Louis Bessières aujourd'hui oublié. Le morceau sans doute le plus étrange. La musique des chansons est parfois très belle, mais plutôt simple et carrée ; là, rien de tel : cette mélodie fuyante, en suspens, comme si pour dire le sommeil du soldat la musique pouvait cesser d'avancer, et cet accompagnement subtil, rêveur, tout cela fait qu'on se demande où tracer la frontière entre chanson et musique dite classique.

Mais enfin, me dira-t-on, quel rapport entre tes chers souvenirs et la rubrique où tu les places aujourd'hui ?

Journal infime, Coup de langue, Carnet du traducteur, ce découpage commode a souvent un sens, mais les textes les plus riches sont ceux qui errent d'une rubrique à l'autre — j'aimerais qu'ils le fassent tous —, de même que les arts communiquent entre eux et communiquent avec notre vie, puisque tout est lié.


...Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.


Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

Nature, berce-le chaudement : il a froid.


Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Poème archiconnu, mais que je n'ai pas fini de redécouvrir. Cette fois, c'est le dernier vers qui m'arrête. Qu'il est beau lui aussi.

J'eus un jour comme sujet de dissertation : «Qu'est-ce qu'un beau vers ?» Cette excellente question, je me rends compte qu'aujourd'hui je serais hors d'état d'y répondre. Les dissertations, désormais, c'est trop fort pour moi. Mon cerveau a rétréci, a perdu vitesse et souplesse. En même temps, heureusement, je pense avoir des sens plus aiguisés, le lecteur en moi se rapprochant de l'animal. Dans ce dernier vers, par exemple,


Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit,


comment ai-je pu si longtemps ne pas voir, sentir, humer, savourer ce qui m'émerveille aujourd'hui en lui ?

Un beau vers, c'est d'abord un assemblage de mots où les divers sons jouent ensemble tout en accompagnant avec justesse le sens, par leur nature propre mais aussi par leurs positions respectives.

La répétition de certains phonèmes est en elle-même une richesse. Ici, trois [t], quatre [r], deux [tr], plus deux [d], c'est déjà plus qu'il n'en faut pour faire tenir le tout. Je lis quelque part que ces [r] figurent ici le râle de l'agonisant, c'est idiot, ce mort ne râle plus. Dans ce vers-là, ce qui compte, c'est le nombre deux : les deux trous, on les entend, ils sont présents partout dans le vers, jusqu'à l'obsession : les deux [tr] bien sûr («trou», quel mot terrible !), les deux [d], et les voyelles surtout : les deux [ou] bien sûr, pile au moment du paroxysme, les deux [i], les deux [o], les deux [a].

La position de ces voyelles est elle aussi remarquable. Le son [il] termine la première partie du vers, puis ouvre la seconde, suggérant ainsi que cette seconde partie part en sens inverse de l'autre, logiquement puisqu'elle la contredit : l'apaisement, puis la vision macabre. Quant aux autres voyelles, elles dessinent le même mouvement inverse : a, ou, ou, o, o, a. La disposition [a,d... d,a] souligne encore la symétrie de l'arche.

Ce dernier vers, j'aimerais tant savoir comment Rimbaud le prononçait. J'espère qu'il ne disait pas «rouges-z-au», le petit doigt en l'air... Le compositeur et/ou le chanteur en ont décidé autrement : ce e muet à peine audible, ce trou de silence dans le vers, qui fait ressortir le mot «rouge» en le laissant résonner longuement, est l'un des moments les plus forts du poème.

Dire que cette superbe machine sonore fut inventée par un gamin de seize ans ! C'est effrayant.



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