CACOPHONIES EUPHONIQUES


J'ai raconté récemment (Brèves n° 228) ma visite au livre d'André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire (José Corti). On nous y explique par le menu ce qui se passe dans notre bouche quand nous prononçons tel ou tel son, et plus encore la suite de sons qui composent un vers. Le lecteur est sidéré, un peu écrasé parfois, par l'érudition de l'auteur et la minutie de l'analyse.

D'où vient le plaisir — et le déplaisir — de dire ? La question, qui sous-tend ces 500 pages compactes, culmine dans les passages directement consacrés à l'euphonie et la cacophonie.

À première vue c'est simple : d'un côté l'euphonie, agréable et donc souhaitable, et de l'autre la vilaine cacophonie. Le grand mérite du présent ouvrage, c'est de montrer à quel point tout est relatif.

On peut sans trop de mal définir l'euphonie comme le plaisir né de l'harmonie. Il faut, dit justement l'abbé Le Batteux au XVIIIe siècle, «que les consonnes et les voyelles soient tellement mêlées et assorties qu'elles se donnent par retour les unes aux autres la consistance et la douceur ; que les consonnes appuient, soutiennent les voyelles, et que les voyelles à leur tour lissent et polissent les consonnes.»

Côté cacophonie, ça se complique. Spire nous montre que les oreilles, au fil des siècles, ne sont pas heurtées par les mêmes sons. Ronsard fustige Marot. Voltaire réprimande Corneille. Il voit un «concours de syllabes qui offensent l'oreille» dans


Et jusqu'à ce qu'un temps plus favorable arrive.


J'aime assez, pour ma part, ce [k] répété où je retrouve ce que le grand Corneille a souvent d'un peu raide et rugueux, et qui me rappelle (quittons un instant la poésie, mais prose et poésie, tout se tient) ces «qui» et ces «que» si fréquents dans les textes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui leur donnent cette allure carrée, fermement articulée, solide.

Le même Voltaire se fait tancer à son tour par La Harpe, qui trouve peu agréable


Mes yeux remplis de pleurs et lassés de s'ouvrir...


Ce double [pl] qui gênait le digne académicien me plaît précisément parce qu'il n'est pas lisse et doux, que grâce à lui quelque chose accroche, déborde et rompt l'harmonie juste au moment qu'il faut.

L'âge d'or de l'euphonie, c'est les XVIIe et XVIIIe siècle, ceux du classicisme triomphant puis finissant. Au XIXe, à côté de «la facilité, la grâce» d'un Lamartine ou d'un Nerval, voici la musique moins charmeuse d'un Vigny. Spire m'agace un peu quand il fustige «les contacts désastreux, les monstres, les incestes verbaux» produits par certaines alliances de sons, mais on trouve aussi chez lui un solide plaidoyer pour les sonorités moins agréables, au nom de la «force précise dans la traduction sonore de nos sentiments et de nos émotions». Et c'est cela qui m'intéresse. Il y a de mauvaises cacophonies, bien sûr, mais aussi d'autres qui sont belles car expressives. On peut trouver du plaisir à prononcer des sons déplaisants, pour peu que ces sons accompagnent le sens avec justesse.


Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense,


écrit Corneille dans Polyeucte, et l'agacement dudit Félix est souligné par le sifflement de colère du [ks-s].

Un spécialiste nous dira peut-être que dans un cas pareil, à l'époque, on prononçait [Féli]. Soit. Mais aujourd'hui aucun comédien n'oserait le faire, si bien que Corneille a sans doute écrit à son insu un vers qui s'est bonifié avec l'âge !

Autre exemple intéressant, chez Laforgue :


L'éternel fouettage des flots flasques,


même si le très voyant [fl, fl], qui fait entendre les vagues et leur flic-flac, a plutôt l'allure d'un gag.

Je suis un peu déçu, cependant, par les autres exemples censés illustrer la cacophonie heureuse. Le célèbre


Non, il n'est rien que Nanine n'honore


de Voltaire est incroyablement calamiteux, quant aux deux vers suivants, comment ose-t-on les qualifier de cacophoniques ?

Spire n'aime pas ce vers d'Anna de Noailles :


Dans l'éther où la lune luit.


Selon lui, ce vers n'a rien de fluide et de liquide, le l est une consonne dite vibrante, difficile à prononcer, et «rarement vers désiré vaporeux a exigé une plus grande accumulation d'efforts».

Eh bien moi je l'aime, ce vers, je trouve jouissive cette gymnastique du bout de la langue ; la lune ici, loin d'être liquide, semble un délice qu'on lèche à lentes lichées.

Et j'adore aussi ce vers de Lamartine :


Comme des pas muets qui marchent sur des mousses,


où la lente et régulière procession des [m] est adoucie encore par la disparition progressive des consonnes dures au profit d'autres moelleuses et lisses.

Est-ce mauvais esprit de ma part ? Le mot EUPHONIE me semble raté avec son euh initial, il a l'air mou et poussif, le pauvre, alors que CACOPHONIE est un une drôle de coco bruyant et coloré, un joyeux lascar, aussi comique qu'un coq.


Les pages suivantes, consacrées au hiatus, réhabilitent justement ce personnage longtemps proscrit par les puristes — ou du moins la plupart d'entre eux, chaque puriste ayant son purisme perso. Ce qui importe ici, c'est de voir, en plein XVIIe siècle, Racine, l'un des plus classiques des classiques, commettre au moins trois hiatus.


Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous...


passe aisément, mais sans valeur expressive particulière.


Allez donc, et portez cette joie à mon frère,


plus retentissant, exprime la joie de façon épatante : bouche qui s'ouvre toute grande pour pousser un long aaah, sons allégés, libérés du lest des consonnes. Le hiatus a toujours quelque chose d'aérien.

Le troisième, superbe aussi :


Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.


Il y a sans doute, hélas, des comédiens qui osent dire ici fois-z-a, sans saisir la belle justesse de ce hiatus-là, qui invite à un long silence au moment même où l'on évoque une parole bloquée.

(Je sais, on doit dire «l'hiatus» ! Qu'on me pardonne si je désobéis : mettre un hiatus pour désigner le hiatus, ça s'impose. Sans compter que c'est plus facile à dire, plus naturel.)


Tout en rédigeant ce récit de voyage parmi les sons, je pataugeais dans une traduction de poésie dépourvue de toute préoccupation musicale. Un vrai bain de boue pour l'oreille... Or certains ont salué cette bouillie par de vifs éloges. Alors à quoi bon se fatiguer à traduire pour l'oreille, à quoi bon décortiquer les sons comme je le fais ici ?

Je persiste. La surdité de certains, loin de me décourager, me stimule. Étudier la musique des mots, c'est défendre un trésor sans cesse menacé, c'est poursuivre après tant d'autres un combat sans fin.



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