PASSÉ PAS SIMPLE


Ils marchèrent, ils marchèrent et enfin, loin devant, la mer apparut.

Ils marchèrent, ils marchèrent et enfin, loin devant, la mer est apparue.


Passé simple (PS) ou composé (PC) ?

Le PS a toujours quelque chose de solennel, et son maintien au bout de la première phrase, avec la continuité qu'il installe, vaguement majestueuse, fait de l'apparition l'aboutissement d'un long et noble effort.

La seconde phrase, elle, avec le changement de temps, joue sur la rupture, la surprise. Et surtout, le PC étant à la fois passé et présent, l'apparition se fait plus durable et lumineuse ; elle n'est plus un événement révolu, mais une vision qui nous éclaire encore.

En fait, ce n'est pas si simple, car tout se tient : en même temps que la grammaire, il y a la musique des mots, qui complique les choses. Ici, par exemple, elle ne va pas dans le même sens que la grammaire : dans la phrase 1, le rythme très régulier (3+3+3+3) se trouve brisé par cette fin de cinq syllabes qui amène surprise et vivacité, tandis que le rythme de la phrase 2 reste parfaitement régulier jusqu'au bout (6X3), ce qui lui confère une certaine majesté.

On peut trouver celle-ci un rien ronflante et monotone ; on peut aussi juger la fin de la phrase 1 courte et bancale. Quant à moi je ne sais laquelle des deux je préfère. À chaque lecture je change d'avis.


Un vrai sac de nœuds, cette cohabitation difficile entre les deux grands temps du passé. Lire La vie voyageuse de Maylis de Kerangal ravive ma perplexité. Il y a toujours un tas de choses passionnantes, stylistiquement parlant, dans les livres de cette auteure, et dans ce roman-là ses alternances PS-PC m'intriguent.


Maya avait ouvert la porte du jardin. J'y pénétrai, transpirante, ivre. L'air glacé du dehors tomba sur mes bras nus et j'ai ressenti une sensation de chaud-froid merveilleuse (p.55).

Classique, conforme au modèle ci-dessus. J'ai ressenti, donc je ressens toujours. L'auxiliaire avoir le suggère, mine de rien : cette sensation, je l'ai, je la possède.


Je calai ma tête contre la vitre et, pour ne pas penser à Marc, à ces jours qui s'annonçaient sans lui, enquillés les uns derrière les autres en un long couloir sombre, j'ai regardé le paysage défiler à la fenêtre (p.133).

Ici, le PC ne transporte pas le passé jusque dans le présent, mais se borne à installer la contemplation du paysage dans une certaine durée.


Sans relever la tête, il m'a lancé d'une voix tonitruante commandant Ferlicot à qui ai-je l'honneur ? et j'ai répliqué sur le même ton Ariane Malauzier commandant ! Il y eut un bref silence puis il s'est redressé devant moi... (p.140).

Je pars du principe que Kerangal sait ce qu'elle fait, contrairement à certains qui changent de temps comme ça les arrange — un PC quand la forme au PS est trop désuète, par exemple. Mais là, j'ai déjà un peu de mal à suivre. Mettons qu'«il y eut», ce changement de temps soudain, ponctuel, coïncide avec le moment où l'action s'interrompt un court instant. Mais en même temps, n'a-t-on pas voulu éviter un hiatus («il y a eu») jugé disgracieux ?


J'attends que l'aube se lève devant moi... Quand ce fut l'heure, j'ai repoussé la couverture (p.57)

Là aussi, plus nettement encore, on a l'impression qu'il s'agissait d'éviter «quand ç'a été l'heure», qui pourrait sembler trop familier.


À mon approche, elle se mit à murmurer sa chanson plus fort, sans desserrer les lèvres, sans me jeter un regard. J'ai entendu des pas dans mon dos. Je me suis retournée (p.95).

Ici, peut-être, ce n'est pas le caractère de tel ou tel temps qui compte, mais simplement le fait qu'on en change : on marquerait ici la rupture entre deux actions. De même, trois lignes plus bas :

...puis Juan s'est redressé de toute sa taille et a reculé vers la porte. Voilà quinze jours qu'elle ne parle plus, mais ne vous y fiez pas... Elle veut ma mort, elle m'enterrera. Il sortit en repoussant doucement la porte.

Le changement de temps peut être vu ici comme une sorte de ponctuation.

Le récit se poursuit au PS, puis, au bas de la page, soudain :

Je ne vis qu'un morceau de journal imprimé en français. Je l'ai fourré dans ma poche en murmurant merci.

Et là, de nouveau, après trois lignes :

Je la soulevai pour la mettre au lit.

On a le tournis.


Plus loin, le vertige s'accentue :

J'ai réalisé soudain que j'étais le seul être humain sur l'avenue. Le décor, des façades de béton rectilignes, était si dépeuplé et le silence si étrange qu'il me sembla que les rares voitures allaient le moteur coupé, glissant sur l'asphalte.

J'ai traversé le pont métallique à l'entrée dans le port et tout fut brutalement hors d'échelle (p.135).

Quatre lignes plus bas :

J'ai marché, sans ralentir, la gorge sèche.

Encore dix lignes :

Il me sembla que je devenais minuscule, que je me rapetissais au fur et à mesure que je pénétrais les arcanes de ce territoire labyrinthique, assurément trop vaste pour moi. Soudain, un camion m'a dépassée à toute allure et je me suis plaquée contre un mur.

Trois lignes :

Le camion a tourné à l'angle d'un bâtiment que je fixai aussitôt, paniquée à l'idée de le confondre avec un autre, et j'ai couru jusqu'à lui.


Sans doute peut-on dire que dans ce dernier exemple les changements de temps accompagnent et accentuent une impression de confusion, de désorientation, de malaise. On remarque aussi que ce tourbillon grammatical se fait plus intense, plus violent, vers la fin du livre, de façon sûrement voulue. Mais mes tentatives d'explication ne me convainquent pas toujours pleinement. Certaines de ces acrobaties temporelles me semblent un peu erratiques, à moins qu'elles n'obéissent, chez cette orfèvre qu'est Kerangal, à des lois si subtiles qu'elles me dépassent. Je ne sais pas. Je me sens là, comme ailleurs de temps en temps, bien petit dans ce territoire labyrinthique appelé grammaire, assurément trop vaste pour moi.



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