ENTRE DEUX MOTS…


Écrire, c'est choisir. On hésite sans cesse entre deux mots, ou plusieurs, qui veulent dire pratiquement la même chose — oui, mais pas tout à fait : aucun mot n'a d'équivalent exact. Qu'est-ce qui va nous faire pencher pour l'un des deux ? Les nuances du sens, le niveau de langue, les sonorités ?

ÉCRIRE. Le mot basique, simple, concret, vivant. Crr, on entend la plume qui crisse. Il y a dans ce mot banal en apparence de la matière et de l'énergie. «J'écris» c'est presque «je crie». RÉDIGER a un sens plus limité, ses sonorités feutrées manquent de vie et de punch. Rédiger, c'est digérer bien au chaud en pantoufles.

MORT, encore un mot simple mais fort, bref en apparence, mais dont la voyelle sombre n'en finit pas de mourir au fond de la gorge. À côté, DÉCÈS, l'un des mots les moins vivants, les plus frigides qui soient, fait pâle figure avec sa finale plate.

ASSASSINAT ? Pas mal, avec ses sifflements menaçants et son triple [a] tels trois coups de couteau. ASSASSIN, belle injure, plus réussi encore, plus ramassé sur ses consonnes. MEURTRE, le plus terrible, grâce à la violence de son [rtr] final, tel un trou dans la peau.

Désormais bombardé SCIENTIFIQUE, le SAVANT de naguère doit-il se réjouir de cette promotion ? L'appellation nouvelle, plus longue, donc plus imposante, mais surtout raide, froide, désincarnée, insipide — comme toute la terminologie officielle —, ne sent rien, sinon le désinfectant. Je regrette le bon vieux mot ancien, moins lourd mais plus dense ; j'aime sa douceur, sa saveur légèrement vibrante. Il y avait, dans la science du savant, un brin de magie. La blouse immaculée du scientifique m'inspire un respect lointain, et pour tout dire une vague méfiance ; je reste à jamais l'ami de Tournesol et du comte de Champignac.

Fait-on encore des PIQÛRES ? De moins en moins : trop brutal, ce mot, insistant sur l'acte douloureux au détriment de l'introduction dans le corps d'un liquide supposé bienfaisant. Place donc à l'INJECTION, à ses sonorités neutres et indolores et sa finale en -ion plate et moche. Ah, ces euphémismes, cataplasme sur nos plaies cachées... Le monde n'est certes pas moins violent qu'avant, mais le langage, lui, devient sans cesse plus doucereux et soporifique. Dans les années cinquante, je me souviens, ma mère m'annonçait que notre chat Guigui avait été piqué ; un demi-siècle plus tard, elle emmenait Byzance, notre chatte, se faire euthanasier. (Pas mal, en fait, EUTHANASIE, opportunément dépourvu de toute rudesse.)

Une évolution plus sympathique : les mots qu'un usage fréquent raccourcit. ORDI et ses deux syllabes claires, joyeuses, enfantines, au goût de sucre candi, jaillissent du solennel et glacial ORDINATEUR comme une colombe d'un haut-de-forme. N'ayant pas encore totalement supplanté sa forme longue, il garde un petit côté inhabituel, un charme frais qu'il perdra bientôt, une fois banalisé comme MÉTRO qui a totalement effacé MÉTROPOLITAIN.

VÉLO, de même, a évincé VÉLOCIPÈDE — lequel peut servir encore, dans sa désuétude ridicule, à de brefs numéros comiques —, et si personnellement je roule à vélo parce que le mot (à défaut du bonhomme) file comme le vent, je garde aussi en réserve la BICYCLETTE pour son petit cliquetis et ses deux [i] clairs comme une balade au soleil.

AVENIR ou FUTUR ? Interchangeables à première vue, mais qu'on les écoute bien : le premier vient vers nous, plutôt avenant, porté par un verbe courant qui rassure ; le second, avec sa finale inusitée et son [u] répété, hululé, reste à distance, étrange, vaguement menaçant. Le premier semble taillé pour une pub ou un discours électoral ; le second a sa place dans une histoire de science-fiction.

ÉTOILE, mot sans éclat, n'est pas à la hauteur de ce qu'il désigne, alors que l'anglais STAR, qu'on peut immensément prolonger, est une merveille. Voilà pourquoi sans doute les personnes célèbres, qualifiées jadis d'étoiles, ou de vedettes (cette finale diminutive, quelle erreur de casting !), sont aujourd'hui des stars, superbement.

J'aime autant PÂLE que BLÊME, grâce aux circonflexes qui les allongent. Ils ne veulent pas dire la même chose, le premier moins décoloré, moins marqué par la maladie ou la peur ; ce qui me le fait entendre, c'est la différence de sonorité des voyelles : le [a] plus rond, plus sonore, le [è] complètement atone.

Je ne sais si un SUAIRE et un LINCEUL sont une même chose, mais je les emploie en fonction de ce que m'évoquent leurs sonorités : le premier plus effrayant, avec l'image absurde mais inévitable du cadavre suant, et de nouveau ce [è], plainte lugubre ; le second moins désolant, mais ce mort solitaire n'est pas bien réjouissant non plus.

De même, j'emploie MM. BITUME, ASPHALTE et MACADAM en fonction de ce qu'ils chantent à mon oreille (j'ai étudié leurs musiques ailleurs, mais où ?), en ignorant toute considération technique, et tant pis si les ingénieurs des Ponts et chaussées ricanent en me lisant.



P.S.

En tapotant ce qui précède, j'ai eu par moments une vague impression de déjà-écrit, à quoi je n'ai pas prêté l'oreille : il m'arrive de tourner des phrases dans ma tête si longtemps que je crois les avoir dites. Mais ce matin, au moment d'envoyer mes pages à l'immatérielle imprimerie, je tombe dans mes archives sur le Coup de langue de mars dernier, intitulé «Vélo ou bicyclette». Même sujet, même mots... Huit mois ont suffi pour m'alzheimeriser la cervelle. Mieux vaut en rire.

Trop tard pour pondre un autre œuf ! Je maintiens donc ma page, d'autant que du printemps à l'automne les formulations ont changé de façon intéressante. Mais pas question pour moi de comparer les deux : j'ai trop peur de constater que je décline plus vite encore que prévu...

(— Et si tu virais ton P.S., Volkovitch, qui s'apercevrait du doublon ?

— Tu n'as pas honte, Michel ?)



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