Bruno Gay-Lussac, décidément, est une mine pour les amateurs d'écritures fines et hardies. Après avoir exploré le mois dernier ses jeux subtils et forts avec les temps verbaux, on pourrait goûter cette fois-ci son travail sur les sonorités.
Nous sommes dans son roman Le voyage enchanté, l'un des plus étranges.
Simon rentrait à la maison. Distrait, il emprunta à travers champ un sentier bordé de vieux poiriers.
Il fait halte, se touche la tempe et regarde ses doigts pleins de sang. Il ramasse à ses pieds le silex qui vient de le frapper ; puis il regarde derrière lui.
Perchée dans un arbre, une fille lui sourit. Elle porte sur la tête un casque percé de la guerre des tranchées. La jugulaire déchirée pend le long de ses cheveux dorés. Un ceinturon de soldat fait bouffer la robe rose qu'il étrangle à la taille.
Elle arrache un fruit pourri et, mollement, le jette vers lui comme pour l'engager à se rapprocher.
Il s'éloigne sans plus oser se retourner.
Il monte à sa chambre et pousse le verrou.
Écoutons les fins de mots et surtout les fins de phrase. Une basse continue obsessionnelle : le son [é], très courant en français, certes, mais que les bons auteurs s'ingénient à ne pas trop répéter. Ici, au contraire, il est non seulement fréquent, mais ostensible, placé en évidence en position finale, depuis le sentier des poiriers jusqu'à «oser se retourner», baignant toute la page de sa lumière vaguement dorée.
Par trois fois seulement la ronde s'interrompt.
La première fois («Il fait halte... pleins de sang») pour marquer la violence du coup — superbement racontée soit dit en passant, telle qu'elle est vécue et non telle qu'elle a lieu : le sang d'abord, l'explication ensuite. La force du récit, ici, ne vient pas tant du présent de narration soudain, procédé classique et donc attendu, que du changement de couleur, de l'irruption du [an] de «sang», tache sombre.
La deuxième fois, séquence dominée par le [i] de la fille qui sourit, note claire, un peu stridente. Séquence en deux parties, qui reprend (le «fruit pourri») après une troisième séquence («Un ceinturon... à la taille») dont la fonction, moins évidente, serait de ménager une pause et faire ainsi ressortir, par contraste, cette réapparition du [i].
Ce qui rend ce martèlement plus lancinant encore, c'est que les répétitions se font systématiquement par groupes de deux : sentiers/poiriers, tempe/sang, pieds/frapper, percé/tranchées, déchirée /dorée, engager/rapprocher, oser/retourner, les deux séquences en [i] allant, elles, par trois : lui/fille/sourit, fruit/pourri/lui.
Un tam-tam obsédant. Un rituel d'envoûtement.
Et pour mettre fin à l'enchantement, au lieu du traditionnel retour au passé de narration, une nouvelle sonorité : le son [ou], répété deux fois (pousse/verrou), qui referme (c'est le cas de le dire) la séquence.
Même procédé à la deuxième page :
Un médecin vint l'examiner et le trouva bien fait. Cependant il crut voir, dans la clarté de son regard absent, une sorte d'étoile noire comme une barque lointaine sans amarre. Mais il n'en dit rien aux parents et se contenta de passer un index songeur sur la joue de l'enfant avant d'adresser à la mère un sourire rassurant.
Voir, absent, noire, amarre, parents, enfant, rassurant : deux séries en miroir, opposées : trois [ar], sonorité sombre pour dire la menace, puis, pour dissiper celle-ci, [an] trois fois, son plus chaud, plus vibrant. Une répétition pour faire monter l'angoisse, une autre ensuite pour tenter de la dissiper. Avec ce [an] intercalé (absent), après le premier [a], qui crée une zone indécise, menace et apaisement se faisant face : le regard de l'enfant est à la fois clair et un peu bizarre, on ne sait pas trop s'il faut s'inquiéter ou non, puis on s'inquiète, puis on se rassure. Balancement subtil, présent dans le sens des mots, mais que leur musique souligne et amplifie — même si la plupart des lecteurs en sont parfaitement inconscients.