Je ne suis pas le seul, évidemment, à noter les mots que j'aime, à écrire sur eux pour analyser leur beauté, à tenter de percer le secret de leur pouvoir sur moi.
Bachelard admirant Leiris, «grand rêveur de mots» :
«Les mots (...) sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au 'commerce extérieur', de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans le mot des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète.» (La poétique de l'espace)
Bachelard aime par-dessus tout ENCLUME. On y entend, c'est vrai, clum, clum, le bruit du métal frappé.
Il aime à peine moins ARMOIRE :
«Un des grands mots de la langue française, à la fois majestueux et familier. Quel beau et grand volume de souffle ! Comme il ouvre le souffle avec l'a de sa première syllabe et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire.»
Et puis ce nœud au milieu : [rm], sur lequel le mot pivote. On l'entend fermé à deux battants, avec de chaque côté un [r] et surtout un [a], voyelle sombre car dedans c'est tout noir.
Gracq aime LANGOUSTE, l'un des mots «les plus sveltes et les plus finement élégants de la langue française. Admirablement accordé à l'objet qu'il désigne, lui-même si précieux, si ciselé...» Et aussi l'un des plus difficiles à analyser : Gracq ne dit pas, en fait, d'où viennent élégance et sveltesse. Ce qui le rend précieux, c'est sans doute, en partie, cette terminaison rare, mais à part ça ?
Volodine, dans Songes de Mevlido, se penche sur DOLICHOCÉPHALE. Deux adolescentes s'interrogent.
«Le mot est examiné sous toutes ses coutures. Il les fait rire. Elles y voient quelque chose d'obscène, il leur fait penser à phallus. Coquelicot-céphale, avec un pénis rouge vif ? Colicocéphale, avec un pénis atteint de diarrhée ?... Oligocéphale, avec un pénis huileux ?...»
Bien vu : l'analyse des mots comme activité d'enfance ou de jeunesse, retour aux sources, au jeu. La sexualité n'étant jamais très loin.
Nabokov aime SEXE, avec «sa sibilante vulgarité», «le ricanement de son ks final».
Geneviève Serreau apprécie la puissance de PUTAIN :
«Le mot explose dans la bouche, à la fois mou et précis comme un crachat.»
François Nourrissier et PÉTARADER :
«Entendez-y à la fois le pet et la parade : quel mot !»
Hervé Laroche et ARTICULER :
«À noter comme ARTICULER se décrit lui-même avec génie».
Ludovic Janvier et INFLUENCE :
«Influence est un mot de rivière, c'est la rivière faite pensée, la pensée-flux, c'est un mot-rivière au geste mimétique, ombré qu'il est de sa voix théâtrale : ce gonflement de la diphtongue au beau milieu et cette muette en finale, appuyée sur la sifflante, une finale en forme de glisse, de fuite, figure de l'eau qui trace et de la pensée qui dépose.»
Le même Janvier et RIVIÈRE :
«Le plus clair et le plus labile, le plus fluide et le plus lumineux des vocables (...) et vibrant de toute la clarté possible depuis la racine jusqu'à l'e muet en passant par le yod crêté de lumière et la liquide si bien nommée.»
«Le plus français de tous les mots», dit Bachelard.
Colette Audry et AGONIE.
«Je me demande s'il existe un mot plus chargé de puissance que ce mot qui commence si dur et s'effiloche.»
Cavanna et LENTEMENT.
«Quoi de plus traînant...» «l et m apathiques...». «C'est la reptation exténuée de l'escargot...» «On bâille à seulement l'entendre....»
Claudel et PERSUADER :
«Per-su-a-der ! Quel beau mot ! J'en savoure la suavité.»
Ce qu'il aime aussi, sûrement, c'est que le persuadeur soit un père — un paterfamilias ou un curé.
Maryline Desbiolles et AVEU :
«Je n'aime pas ce mot. Poisseux, contrit, jeté du bout des lèvres.»
La finale sans force rend le [v] qui précède mou et veule. Tout aveu est aveu de faiblesse. (Mais AVOUER, lui est très beau. Avouer, c'est se vouer à la vérité.)
Un personnage de François Bon et INQUIÉTUDE :
«C'est beau, ce mot, inquiétude, il calme.»
Marie Nimier et PAPA :
«C'est quoi ce son, papa, ces deux négations collées...»
Claude Gagnière et PAMPHLET :
«Drôle de mot, avec ses deux syllabes inquiétantes ! Ne croirait-on pas entendre le coup d'une cravache — Pan ! — suivi du sifflement feutré de sa lanière de cuir ?»
Pourquoi pas ? Ma vision à moi, un peu différente, découle de mes doutes quant à l'efficacité du pamphlet, dont l'outrance, bien souvent, le disqualifie : j'entends une détonation, mais plutôt celle d'un ballon qui éclate, suivie d'un sifflement d'air comme s'il se dégonflait. Ce ballon, est-ce l'adversaire, ou plutôt le pamphlet lui-même ?
Oublié de noter le nom de cet amateur de LÉGUMES :
«Le beau mot de légumes», un des plus expressifs de la langue française, et dont rien n'égale en vertu apéritive, quand on le prononce, la succulence à la fois charnue, terreuse et nocturne.»
Il faudrait développer davantage.
Charnue : à cause de ses deux dernières consonnes, qui vibrent, ou plutôt bourdonnent ?
Terreuse : à cause de l'humus caché dans le mot ?
Nocturne : à cause du [u] final, sonorité plutôt sourde ?
Tout cela, grappillé en vingt ans de lectures, n'étant qu'une infime partie d'un corpus immense. On trouverait facilement, chez une foule d'autres écrivains, ce genre d'hommage ou de déclaration d'amour. Il y aurait de quoi faire un livre — lequel existe probablement.
De mon côté, en attendant la version augmentée de mon Verbier, à quoi je m'attellerai peut-être un jour, je prévois de donner ici-même, le mois prochain, un petit choix de mes mots bien-aimés à moi.