Midi. Des abeilles chuchotent dans les feuilles d'un vieux poirier. Une pierre brille au soleil comme un morceau d'étoile. Au flanc de la colline, le granit implore les dieux. La brise sur la route poursuit une fumée.
L'eau ne montait plus à la ferme. Basile descendit au puits que gardait au milieu du pré la carcasse d'un orme. Il amena le seau, emplit la cruche et but une longue gorgée.
Il n'ose plus bouger.
Là-bas, sur la borne qui signale le pré, un homme se tient assis. Il porte un ample vêtement de toile et d'épais cheveux roux tombent autour de son cou.
Il regarda Basile puis leva une main qui dénuda jusqu'au coude un bras fin.
D'un pas lent, il s'éloigne et disparaît derrière le remblai.
Bruno Gay-Lussac, si étrange et inventif dans ses histoires, l'est aussi dans sa syntaxe et en particulier dans le jeu avec les temps verbaux. Témoin cette page tirée de L'autre versant.
Au début de ce bref roman, on nous raconte l'histoire au passé. Il faut que le héros s'installe à la campagne pour que le présent apparaisse, sous la forme de pages du journal que Basile écrit, lesquelles vont alterner avec la narration proprement dite qui reste au passé, mais sera coupée, cette fois, par de brefs instants au présent : les pages de journal nous l'ont déjà suggéré, nous sommes désormais ailleurs, sur un autre versant du temps.
Le présent de narration, traditionnellement, souligne la vitesse, la vivacité de l'action ; ici, c'est différent.
Cela commence p.28, lorsque le brouillard qui stagnait depuis l'arrivée de Basile laisse voir un instant, sur l'autre rive, une grande maison. Elle va jouer un rôle central dans l'histoire, on le devine à l'avance grâce à ce présent insolite qui va l'accompagner, comme un motif ou un instrument accompagne un personnage dans certains opéras. Il apparaît encore quatre fois dans les pages suivantes, associé non pas à des événements, mais au contraire, à l'immobilité, à la contemplation. Le présent ici n'accélère pas l'action, mais la ralentit, voire la suspend, comme une sorte d'arrêt sur image.
Et voici, au tiers du livre (p.55), la page ci-dessus — la seule où passé et présent alternent ainsi à toute allure. Il ne s'y passe quasiment rien en apparence, et pourtant c'est l'un des grands moments du livre ! Mais au lieu de l'écrire noir sur blanc, l'auteur confie la tâche aux temps verbaux : leur va-et-vient (le présent quand le mouvement se fige, le passé quand il reprend) dit admirablement le mélange de paix et de trouble intense, cette étrange agitation immobile, la réalité exacerbée — vue à la fois de profil (le passé) et de face (le présent) dans une sorte de syntaxe cubiste — et en même temps estompée par l'effacement des repères temporels, comme si cet instant magique était un rêve.
Rappel de cette scène un peu plus loin, p.62 : même lieu, même solitude, même silence, un homme est là, il s'éloigne. Bientôt le héros rencontre cet homme et du coup, fini le présent, la narration au passé reprend sans interruption, comme si un charme était rompu.
Le présent va revenir plus loin, mais dans un autre rôle, chargé qu'il est de suivre le héros lors de son triste retour en ville : cette fois il n'exprime plus l'arrivée de l'instant magique mais son absence, le vide. Lorsque le héros se ravise encore et retourne dans sa campagne, le passé simple reprend les commandes, comme en écho à la première visite ; il le faut bien, pour que se détache sur lui la dernière incursion du présent, en écho là encore, lorsque Basile contemple à nouveau la grande maison où il va vivre les ultimes péripéties.
L'autre versant date de 1983. Le récit L'homme violet, publié en 1973, est tout entier raconté au présent. Rien d'exceptionnel à cela, diront les historiens de la chose : le Nouveau Roman, à l'époque, l'a déjà fait, et d'autres avant sûrement. Ce présent continuel, associé à de nombreux dialogues, crée une tension certaine, une sensation d'étouffement.
Présent perpétuel ? Pas tout à fait. La narration est ponctuée par neuf verbes au futur, disséminés tout au long du livre. Ce futur de narration, procédé classique, s'emploie normalement à la fin d'une unité de récit : au lieu de raconter cette fin, on la projette dans un ailleurs temporel, comme on regarde un bateau s'éloigner. Ici, le futur ne se trouve pas toujours à la fin. Il se pointe une fois au milieu du récit :
Tu romps l'entretien.
Tu aideras Louise à desservir. Puis tu l'accompagnes à la cuisine.
Deux de ses apparitions sont particulièrement frappantes. La toute première à l'ouverture d'un chapitre, carrément :
Sur la route, un médecin te prendra dans sa voiture.
Il te conduit chez lui, réveille sa fille.
La toute dernière, à la toute fin du livre, qui a pour derniers mots :
La rue descend vers la jetée.
Tu la suivras jusqu'à la mer.
Le futur, à chaque fois, ne dure que le temps d'un verbe unique, comme un bref tintement répété de loin en loin. La grammaire, c'est aussi de la musique, parfois.
Que viennent-ils faire là, ces futurs ? Nous aider à respirer un peu, en perçant brièvement la chape de plomb du présent ? Ou au contraire, nous écraser un peu plus encore, l'action au futur étant présentée comme un destin inéluctable ? Une chose est sûre : ce dispositif est délibéré, l'auteur envoie là un mystérieux signal. Comment l'interpréter ? On a beau se triturer les méninges, on doit finalement donner sa langue au chat — déçu sans doute, mais en même temps vaguement joyeux. Louées soient les énigmes ! Il est doux d'avoir encore des progrès à faire...