BICYCLETTE OU VÉLO ?


Il n'y a pas deux mots identiques. Le sens, ou du moins le niveau de langue, la couleur, diffèrent toujours un peu — même si entre deux ou plusieurs mots, dans certains cas, l'écrivant a le choix. Lequel préférer dès lors ? C'est le moment d'ouvrir nos oreilles, puisque la sonorité de ces mots, la plupart du temps, reflète les différences entre eux.

BICYCLETTE ou VÉLO ? C'est la même machine, mais pas vue du même œil. Pour les distinguer, la grammaire et l'étymologie jouent un rôle certain : elle est féminine et lui masculin ; elle, c'est deux roues à l'arrêt, lui un engin véloce, qu'on suppose plus sportif. Mais les sonorités soulignent activement cette différence : tandis que mademoiselle patine un peu au départ sur sa voyelle répétée, est ralentie par un petit nœud de consonnes, [kl], et ne se dépêche pas de finir, le jeune homme, filant sur son [v] plein de vent et son [l] coulant, arrive au but le premier en deux syllabes — sa brièveté encore accentuée du fait que le mot (VÉLOCIPÈDE au départ, bonhomme vilain et lourd) a été tranché, allégé, ce qui lui donne une allure de locomotive joyeuse délivrée de ses wagons. BICYCLETTE et VÉLO sont donc tous deux joliment expressifs : elle mignonne avec son gentil cliquetis, ses voyelles lumineuses et sa terminaison guillerette ; lui vif, mince, familier, doté en plus par le [o] final d'un petit air populo, faraud, rigolo. Quel beau petit couple !

ASPHALTE, MACADAM, BITUME ? Non, ce n'est pas la même chose, mais qui le sait, à part les spécialistes ? J'en profite pour les utiliser en fonction de ce que suggère le visage sonore de chacun. ASPHALTE, lisse et coulant, est bon pour la voiture ou le vélo. À pied, j'ai le choix entre MACADAM, qui piétine un peu mais rebondit bien, parfait pour une marche énergique, et le merveilleux BITUME, aux voyelles plus légères, dur sans excès, doux au rebond, idéal pour courir. Les ingénieurs des ponts et chaussées vont se fâcher en lisant mes proses ? J'en suis bien triste, mais tant qu'ils restent minoritaires, je continue de me faire plaisir.

Le charme de BITUME tient aussi au son [u], que je ne parviens pas encore à bien analyser, ce son essentiel selon moi, mystérieusement absent de bien des langues, chargé de sensations, d'émotions diverses, d'où se dégage une légère brume, une pointe d'amertume. AVENIR est gentiment anodin, alors que FUTUR, avec son double appel, sa finale qui n'en finit pas ([u] aime s'attarder), semble annoncer des événements étranges, vaguement menaçants peut-être.

Une INJECTION, c'est froid et neutre (la finale en -tion, quelle mocheté !), alors que dans PIQÛRE on sent l'impact et la traînée de douleur qui suit, avec le circonflexe pour que ça dure.

PUTAIN ou PUTE ? Entre les deux mon cœur balance. [u] mène la danse dans le second, le [p] initial le rend plus violent, en fait un quasi-crachat ; PUTE, dans un sens, c'est la reine des injures. Dans la version intégrale du mot, [u] reste en retrait, mais le -ain final, question violence, fait fort : cette terminaison masculine appliquée à une femme viole éhontément la grammaire.

COUILLE ? Début percutant, puis (ouille) ça se dégonfle mollement. Le mot lui-même barre en couille. Le couillon n'est pas loin... Comment peut-on prononcer fièrement un mot si lamentable ? Alors que BURNE, bravo ! COUILLE, ce m'as-tu-vu, vous postillonne dessus, mais BURNE, aux sonorités sourdes, est discret, taciturne, un peu sombre, mais ferme.

Un autre son évocateur, le [è] long. Sa force, paradoxalement, est dans sa laideur, son absence de lumière, sa grisaille éternelle.

PÂLE, pas mal du tout avec sa longue voyelle, mais BLÊME, circonflexé lui aussi, fait mieux encore grâce à [è].

LINCEUL se défend bien grâce aux échos qu'il traîne (l'un seul...), mais SUAIRE l'emporte de la même façon, en me faisant imaginer, contre toute vraisemblance physiologique, un cadavre suant — vision prolongée doublement par la résonance du [r] et par l'e muet. Le suaire, bientôt sous terre, misère...

RAIDE est très bien, avec sa voyelle qui ne vibre pas. S'il impressionne moins que ROIDE, c'est sans doute moins une question de sonorité que d'usage : plus moderne, courant, usé par le quotidien, il n'a pas la stature imposante de son rival, acquise au cours des siècles.

Un son n'est jamais seul, ses voisins peuvent accentuer son pouvoir ou le réduire. Dans SUPERBE, mot rutilant, superbe lui-même, [è] ne vient pas gâcher la fête, encadré qu'il est par une consonne percussive et un long grondement. MAGNIFIQUE, ce grand mou, peut aller se rhabiller. Je le réserve quant à moi pour les éloges hypocrites et les discours vaseux.

ASSASSINAT ? J'aime assez son sifflement de serpent, mais il ne fait pas le poids face au terrible MEURTRE, dont le [rtr] perce un trou méchamment.

Quand j'hésite entre deux mots, je choisis en principe le plus ancien, plus élémentaire, plus concret, plus expressif car poli, concentré par l'usage. On ne dit plus un SAVANT, mais un SCIENTIFIQUE, dommage : à côté de son ancêtre le mot nouveau technique, administratif, paraît frigide et sans âme.

AUSSITÔT est un mot raté, trop lent, répétant son [o] au lieu d'aller droit au but. TOUT DE SUITE est d'un style moins soutenu, les gardiens du beau style ne l'aiment pas trop, mais dès que je le peux j'en m'en sers, tant il va vite, avec lui on y est tout d'suite, pffuit !

RÉDIGER cette page, dignement, officiellement, pas question ! J'aime mieux simplement l'ÉCRIRE.



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