POURQUOI BOITENT-ILS


Le vers libre n'a pas tout bouffé. Les cadences régulières d'autrefois sont encore là — en France moins qu'ailleurs, sans doute —, et elles resteront, espérons-le. Balancer le vers classique aux oubliettes, ce serait se priver d'un outil précieux, d'une couleur essentielle sur la palette.

Plusieurs poètes grecs — Cavàfis et Sikelianos au siècle dernier, Ganas, Vayenas ou Kosmòpoulos aujourd'hui — utilisent vers libre et vers ancien alternativement, au gré des besoins. Comme le faisait naguère, par exemple, notre Supervielle. Je trouve à ce sujet, dans la très nourrissante introduction de Michel Collot aux poèmes dudit en Pléiade, ces lignes où le préfacier cite le poète lui-même :


Le vers libre se prêterait donc plutôt à l'expression anarchique de l'inconscient, le vers régulier à sa maîtrise consciente et ordonnée. (...) Les «mètres fixes» donnent au poète le moyen de «fixer» ses «vertiges» et de maîtriser les angoisses qui leur sont liées : «ils lui disent et lui répètent avec leur musique tenace qu'il est maître de son destin, qu'il peut faire entrer tout ce qu'il a à dire dans un cadre fixe. Tout cela n'est-il pas rassurant pour quelqu'un qui a souvent tout lieu d'être effrayé par ce monde intérieur qui l'attire cruellement ?»


Cela dit, lorsque Supervielle choisit la contrainte, il le fait toujours plus ou moins librement. Ses vers mesurés ne se privent pas de faire entorse, ici ou là, aux règles classiques, notamment du côté des rimes, mais pas seulement. Le lisant avec délices, bercé par la houle régulière, je suis arrêté parfois par une césure non-réglementaire qui fait boiter le vers. Maladresse ? Non, évidemment : pondre un alexandrin normal avec sa césure au milieu, 6+6, quoi de plus facile au fond. Il a sûrement une idée derrière la tête, le poète.


Qu'on puisse faire dire des choses à un vers en l'amenant à boiter, je le sais depuis longtemps. Je l'ai appris notamment dans l'un de mes poèmes les plus chers, «Vue de Montparnasse» du grand Jacques Réda :


Vers les gravois / de la rue / Vercingétorix...

Sur les bâtiments / qui n'en sont qu'à leurs débuts...


Les deux seuls vers irréguliers (un 4+3+5, un 5+7) évoquent un quartier en chantier, leur forme suggérant le désordre et l'inachèvement.


Chez Supervielle, le vers boiteux remplit toutes sortes de fonctions.

La plus immédiate est mimétique, le déséquilibre rythmique soulignant une perte d'équilibre :


Qui vous approche sent qu'un vertige le gagne,

Que du haut de votre altitude abrupte, / il glisse. (Pléiade, p.498)


10+2. Les dix premières syllabes d'une seule traite, d'autant que l'hémistiche est enjambé par le mot «altitude» et par conséquent gommé ; le segment final bref comme une chute.


Le vers boiteux, suspension provisoire du mouvement cadencé, accompagne logiquement une question, moment de suspens, d'attente :


Ô nature, que faisons-nous / d'un jour d'été... (p.508)


Il peut souligner, non moins logiquement, la brusquerie d'une apostrophe :


écoutez, / rapprochez-moi cette pauvre joue. (p.486)


Ou bien :


Hors d'ici ! / je suis seigneur / de ces hauts plateaux. (p.500)


L'interpellation brise le ronronnement régulier, le seigneur impose brutalement son rythme à lui, en expansion, 3+4+5, envahissant.

Dans cette fracture du rythme il y a une violence latente. Elle peut également produire une accélération :


Aussitôt / et sans crépuscule liminaire

La nuit, du fond du ciel, se pose sur ses yeux. (p.475)


Presque pas de pause. Césure faible et huit syllabes d'un trait : irruption de la nuit grillant le feu rouge de l'hémistiche.

Mais on constate plus souvent, du moins chez Supervielle, un ralentissement :


Et ma main tout d'un coup, de ses mots incertaine,

S'arrête / comme pour un peu reprendre haleine. (p.501)


Même rythme que précédemment, mais l'effet est inverse, à cause du sens bien entendu, mais aussi du piétinement des [p] dans le long déroulé de huit syllabes, et surtout sans doute grâce à la syllabe atone à la césure, qui arrête le vers.

On peut même atteindre l'immobilité !


Être mer qui ne veut rien céder au rocher. (p. 508)


Bras de fer entre mer et rocher, hémistiche effacé, 3+6+3, équilibre tendu, suspens.


Autre vers quasiment immobile :


Toutes les fois /que sur mes songes il s'incline... (p.501)


4+4+4, harmonie tranquille, ou plutôt 4+8 à cause de la liaison, songezil, qui gomme la césure et rend le vers moins carré, plus lent, comme en apesanteur.


Dans «à la nuit», de même :


Tu nous gagnes, / tu cultives nos profondeurs. (p.473)


Un 4+4+4 là aussi, mais ralenti plus encore par les syllabes atones aux deux césures. La nuit s'installe en nous, bien au fond, elle prend son temps.


Les corps ne se reconnaissent que dans le noir. (p.473)


Impossible à couper, celui-là ! Les corps momentanément égarés, mêlée obscure et sans repères avant que le dernier mot vienne tout éclairer.

Le corps et son épaisseur, sa présence un peu inquiétante, voilà ce qui ralentit souvent la machine. C'est à lui que le poète s'adresse :


Tu trouves dans ton épaisseur / contentement... (p.477)


Et un peu plus loin, à propos des oiseaux qui habitent ledit corps :


Tout leur fait peur, / ils ignorent comme l'on aime. (p.477)


Même genre de dérèglement, mais sentiment inverse : on ne termine pas sur le contentement, mais sur l'ignorance et la perplexité. Dans ces menus déraillements du rythme, l'égarement n'est jamais très loin, comme dans ce 9+3 tout à fait insolite :


Elle s'égare dans les roseaux, / tout à fait. (p. 508)


Ce qui pointe parfois aussi dans cette absence de cadence, c'est une absence, un vide :


Et que pétrit / un silence sans auréole. (p.506).


Chien de la terre, et tous deux nous tournons en rond. (p.507)


Sans la béquille du rythme, on est perdu, on n'avance plus.

Ce désert rythmique, cette perte des balises rassurantes, nous ouvre parfois l'immensité.


Avoir faim sous le grand ciel / assoiffé d'étoiles. (p.510)


Est immense, étymologiquement, ce qu'on ne mesure pas.

La boiterie du vers peut enfin, tout simplement, faire ressortir par contraste la paisible plénitude qui va suivre :


Lorsque sans bouger un doigt / tu nous distribues (7+5)

Villages et clochers, champs, rivières et nues. (p.509)


Très ponctuelles, ces incartades. «La terre chante», long poème, est le seul à en contenir plusieurs : quatre. Elles restent l'exception — faute de quoi elles ne seraient pas si frappantes. Leur valeur expressive mise à part, on peut y voir des menues flambées de rébellion, les brèves ruades d'un cheval docile par volonté, mais foncièrement indépendant. Ce qui n'empêche pas d'y déceler aussi un rien d'angoisse, comme d'un cœur qui saute un battement avant de se remettre en route. Chez Supervielle tout est si contradictoire et ambigu... Pour le lecteur, en revanche, c'est tout bénéfice : au plaisir de la régularité s'ajoute celui, plus subtil, de l'inattendu, comme pour grand-pàre dans son rocking-chair quand le chat lui saute sur les genoux.



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