Les arbitres des élégances vous le diront : le son [an] est déplaisant, tonitruant, vulgaire comme un braiement. C'est ce qui explique en partie, sans doute, le dédain répandu dont souffrent nos adverbes en -ment et surtout le participe présent, cet instrument pourtant irremplaçable. (À ceux qui le méprisent, offrez un livre de Claude Simon, ça les soignera...)
Ces puristes m'agacent profondément. D'abord, il n'y a pas de sons laids dans une langue, mais des sons laidement utilisés. Et puis ce [an] n'est-il pas le son vocalique le plus original, le plus extrême du français ? Ne faut-il pas chérir en priorité, dans la musique de toute langue, ce qu'elle a de plus personnel ? Ceux que les nasales indisposent m'évoquent les délicats dont les papilles fragiles fuient nos fromages les plus goûteux. Veut-on la rendre insipide, notre langue ?
Je ne suis pas le seul, apparemment, à me régaler de [an]. Je le retrouve dans toute sa gloire, vibrant, enivrant, chez trois des plus grands musiciens de notre langue.
Dernier vers de «Parsifal», dans Amour de Verlaine :
«Et ô, ces voix d'enfants chantant dans la coupole !»
Cinq [an] de suite !
Le début du poème est fort sage, presque terne — comme pour nous endormir et mieux nous surprendre ensuite par cette soudaine folie, ce tournoiement d'échos. (Il est amené peu à peu, discrètement, dans les deux vers qui précèdent : un [an], puis deux.) Le vers est lui-même en forme de coupole, ou du moins d'arche, les [an] se trouvant au sommet, encadrés par des [a], eux-mêmes reposant sur des [o] : [an], qu'on prononce dans le haut de la tête, sonorité culminante, planante.
Baudelaire : «Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche.»
Quatre [an] seulement. Mais là aussi, la nasalisation survient à l'instant le plus intense, puis s'efface et la phrase retombe avec douceur.
Mallarmé : «Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change».
Fin de poème, là aussi. Les deux premiers [an], n'étant pas sous l'accent, sont aussitôt noyés — comme deux essais ratés avant la victoire finale. La répétition du son mime la coïncidence de soi avec soi, si longuement attendue, qui s'accomplit au point d'orgue, enfin.
Autre nasale mal-aimée : [in] qui change de visage, lui aussi, selon ce qui l'entoure : tantôt plutôt vilain dans «grince», tantôt nimbé d'un charme indécis, crépusculaire, par des consonnes qui lui instillent un peu de leur douceur. Comme l'a senti J.B. Pontalis :
«Ce mot Limbes dont je prolonge la première syllabe et qui paraît se tenir à mi-chemin entre le clair et le sombre...»
N'est-ce pas là, en fait, le domaine où notre langue est le plus séduisante ?
(Chronique parue dans la Quinzaine littéraire N°835 du 15.07.2001)