VOYELLES SUBTILES


Balzac, Chateaubriand, Mauriac, Pascal.

Les quatre écrivains sont présentés ici dans l'ordre alphabétique. Si je les mentionne dans un travail universitaire, le plus logique sera de suivre la chronologie :

Pascal, Chateaubriand, Balzac, Mauriac.

Dans le cadre d'un texte littéraire, par contre, tout dépend de ce que je veux exprimer.

Lire ces messieurs m'a ennuyé, épuisé ?

Chateaubriand, Pascal, Mauriac, Balzac. L'énumération se fait de plus en plus répétitive, piétinante, accablante.

Je veux évoquer «des écrivains aussi divers que...» ?

Là, au contraire, pour mettre en musique le thème de la diversité, je vais placer les répétitions au début et terminer par le nom dont la sonorité finale est la plus éloignée de celles des autres, sans oublier de séparer les deux noms qui riment :

Balzac, Pascal, Mauriac, Chateaubriand.

Cette dernière disposition est en principe, dans la plupart des cas, la plus efficace, car élégante, vivante, spectaculaire avec sa fin inattendue.


Je résume là schématiquement la question des rimes intérieures en prose, sur quoi je m'étais étalé naguère sur ce même site (cf. «Rimes en prose (réussies)» et «Rimes en prose ratées», Coups de langue, année 14-15). J'y reviens aujourd'hui à cause de Bruno Gay-Lussac, écrivain fort estimable et trop peu connu dont je suis en train de lire un bref roman, L'autre versant (cf. Brèves n°219, janvier 2012).


Il y avait dans la ville un château où se trouvaient rassemblés les restes d'une antique cité mise au jour dans la contrée.


C'est le tout début. Il me surprend. Quatre parties dans cette phrase, et les trois dernières se terminent par un [é] ! comment cet écrivain réputé raffiné peut-il commencer de façon aussi lourde et plate ?

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Basile visitait quelquefois ce musée que surveillaient trois invalides dans une demi-obscurité.


Bizarre, décidément. Il était si facile de rendre la phrase plus vivante, et plus coulante aussi, en changeant l'ordre des mots : la demi-obscurité d'abord, puis les invalides qui en émergent et s'imposent en fin de phrase, vision plus frappante, et du même coup on éviterait «invalides dans», ce vilain [de-de] bégayant. Il faut croire que l'auteur a refusé cette facilité, que pour lui ce début doit rester «dans une demi-obscurité», précisément. Dans cette optique, le son [é], si courant, si banal, est bien trouvé.

Quelques lignes plus loin :


...le spectacle d'une jeune fille humiliée se lamentant aux pieds d'un chevalier.


Trois [é], encore. Encore quelques lignes, et voici


...l'art de l'ouvrier qui l'avait travaillée.


Le narrateur poursuit sa visite du musée, qui va l'amener, en trois courts paragraphes accolés se terminant par «au seuil d'un salon rond» (pour le premier), «cette légende : École Flamande» (pour le deuxième), jusqu'à une toile «dont en vain il cherchait à comprendre l'attrait» (pour le troisième). On nous précise qu'il «suivait toujours le même itinéraire», mais on l'a déjà compris si l'on a bien écouté : les trois vocalismes redoublés (on-on, ande-ande, ai-ai) nous ont fait sentir la répétition de la visite et le piétinement de la recherche inaboutie.


L'auteur précise alors qu'«au premier regard, le tableau ne recélait aucune énigme», mais


La toile cependant communiquait à l'observateur une impression de grisaille et de monotonie multipliée par le fin tracé du pinceau.


Comme si l'auteur décrivait ici indirectement, à travers cette toile imaginaire, le tableau qu'il est lui-même en train de peindre, certaines voyelles finement placées tenant lieu de pinceau.

L'action n'a pas encore démarré, mais avant la fin ce prélude hésitant, suspendu, et toujours en fin de paragraphe, il y aura «un ouragan menaçant», puis la visite chez une femme «où pour tromper l'ennui il allait quelquefois passer la nuit», puis le narrateur décide d'acquérir «dans la région une modeste habitation», part à sa recherche et


Non sans difficulté, il trouva pour la journée une vieille voiture à louer.


Sur ce triple [é], fin du prélude. Le jeu avec les voyelles s'arrête là et ne reprendra plus. Troublant, non ? J'ai peine à croire que l'auteur n'ait pas installé délibérément ce dispositif subtil. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais rencontré utilisé ailleurs de façon à ce point systématique. Cela méritait un Coup de langue, je crois. Avec en prime cette leçon : ne pas juger trop vite. On croit que l'autre se plante, alors qu'il prépare un coup. On le croit idiot et c'est lui le plus malin.



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